Blaise
Pascal Pensées
1
- 2 - 3
I.
ORDRE
1.
Les psaumes chantés par toute la terre. Qui rend témoignage
de Mahomet ? Lui-même. J-C veut que son témoignage
ne soit rien. La qualité de témoins fait qu’il
faut qu’ils soient toujours, et partout, et misérables.
Il est seul.
2.
Ordre par dialogues. Que dois-je faire. Je ne vois partout
qu’obscurités. Croirai-je que je ne suis rien ?
Croirai-je que je suis dieu ?
3.
Toutes choses changent et se succèdent. Vous vous trompez,
il y a... Et quoi ne dites-vous pas vous-même que le
ciel et les oiseaux prouvent Dieu ? Non. Et votre religion
ne le dit-elle pas ? Non. Car encore que cela est vrai
en un sens pour quelques âmes à qui Dieu donna
cette lumière, néanmoins cela est faux à
l’égard de la plupart.
4.
Lettre pour porter à rechercher Dieu. Et puis le faire
chercher chez les philosophes, pyrrhoniens et dogmatistes
qui travailleront celui qui le recherche.
5.
Ordre. Une lettre d’exhortation à un ami pour
le porter à chercher. Et il répondra :
mais à quoi me servira de chercher, rien ne paraît.
Et lui répondre : ne désespérez
pas. Et il répondrait qu’il serait heureux de
trouver quelque lumière. Mais que selon cette religion
même quand il croirait ainsi cela ne lui servirait de
rien. Et qu’ainsi il aime autant ne point chercher. Et
à cela lui répondre : la machine.
6.
1 partie. Misère de l’homme sans Dieu. 2 partie.
Félicité de l’homme avec Dieu. Autrement
1 part. Que la nature est corrompue, par la nature même.
2 partie. Qu’il y a un réparateur, par l’Ecriture.
7.
Lettre qui marque l’utilité des preuves. Par la
machine. La foi est différente de la preuve. L’une
est humaine et l’autre est un don de Dieu. justus
ex fide vivit. c’est de cette foi que Dieu lui-même
met dans le coeur, dont la preuve est souvent l’instrument,
fides ex auditu, mais cette foi est dans le coeur et
fait dire non scio mais credo.
8.
Ordre. Voir ce qu’il y a de clair dans tout l’état
des juifs et d’incontestable.
9.
Dans la lettre de l’injustice peut venir. La plaisanterie
des aînés qui ont tout. Mon ami vous êtes
né de ce côté de la montagne, il est donc
juste que votre aîné ait tout. Pourquoi me tuez-vous ?
10.
Les misères de la vie humaine ont fondé tout
cela. Comme ils ont vu cela ils ont pris le divertissement.
11.
Ordre. Après la lettre qu’on doit chercher Dieu,
faire la lettre d’ôter les obstacles qui est le
discours de la machine, de préparer la machine, de
chercher par raison.
12.
Ordre. Les hommes ont mépris pour la religion. Ils
en ont haine et peur qu’elle soit vraie. Pour guérir
cela il faut commencer par montrer que la religion n’est
point contraire à la raison. Vénérable,
en donner respect. La rendre ensuite aimable, faire souhaiter
aux bons qu’elle fut vraie et puis montrer qu’elle
est vraie. Vénérable parce qu’elle a bien
connu l’homme. Aimable parce qu’elle promet le vrai
bien.
II.
VANITE
13.
Deux visages semblables, dont aucun ne fait rire en particulier
font rire ensemble par leur ressemblance.
14.
Les vrais chrétiens obéissent aux folies néanmoins,
non pas qu’ils respectent les folies, mais l’ordre
de Dieu qui pour la punition des hommes les a asservis à
ces folies. omnis creatura subjecta est vanitati liberabitur.
ainsi Saint Thomas explique le lieu de Saint Jacques
pour la préférence des riches, que s’ils
ne le font dans la vue de Dieu ils sortent de l’ordre
de la religion.
15.
Persée, roi de Macédoine. Paul Emile. On reprochait
à Persée de ce qu’il ne se tuait pas.
16.
Vanité. Qu’une chose aussi visible qu’est
la vanité du monde soit si peu connue, que ce soit
une chose étrange et surprenante de dire que c’est
une sottise de chercher les grandeurs. Cela est admirable.
17.
Inconstance et bizarrerie. Ne vivre que de son travail et
régner sur le plus puissant état du monde sont
choses très opposées. Elles sont unies dans
la personne du grand seigneur des turcs.
18.
751 un bout de capuchon arme 25000 moines.
19.
Il a quatre laquais.
20.
Il demeure au-delà de l’eau.
21.
Si on est trop jeune on ne juge pas bien, trop vieil de même.
Si on n’y songe pas assez, si on y songe trop on s’entête
et on s’en coiffe. Si on considère son ouvrage
incontinent après l’avoir fait on en est encore
tout prévenu, si trop longtemps après on (n’)y
entre plus. Ainsi les tableaux vus de trop loin et de trop
près. Et il n’y a qu’un point indivisible
qui soit le véritable lieu. Les autres sont trop près,
trop loin, trop haut ou trop bas. La perspective l’assigne
dans l’art de la peinture, mais dans la vérité
et dans la morale qui l’assignera ?
22.
La puissance des mouches, elles gagnent des batailles, empêchent
notre âme d’agir, mangent notre corps.
23.
Vanité des sciences. La science des choses extérieures
ne me consolera pas de l’ignorance de la morale au temps
d’affliction, mais la science des moeurs me consolera
toujours de l’ignorance des sciences extérieures.
24.
Condition de l’homme. Inconstance, ennui, inquiétude.
25.
La coutume de voir les rois accompagnés de gardes,
de tambours, d’officiers et de toutes les choses qui
ploient la machine vers le respect et la terreur fait que
leur visage, quand il est quelquefois seul et sans ses accompagnements
imprime dans leurs sujets le respect et la terreur parce qu’on
ne sépare point dans la pensée leurs personnes
d’avec leurs suites qu’on y voit d’ordinaire
jointes. Et le monde qui ne sait pas que cet effet vient de
cette coutume, croit qu’il vient d’une force naturelle.
Et de là viennent ces mots : le caractère
de la divinité est empreint sur son visage, etc...
26.
La puissance des rois est fondée sur la raison et sur
la folie du peuple, et bien plus sur la folie. La plus grande
et importante chose du monde a pour fondement la faiblesse.
Et ce fondement est admirablement sûr, car il n’y
a rien de plus que cela, que le peuple sera faible. Ce qui
est fondé sur la saine raison est bien mal fondé,
comme l’estime de la sagesse.
27.
La nature de l’homme n’est pas d’aller toujours ;
elle a ses allées et venues. La fièvre a ses
frissons et ses ardeurs. Et le froid montre aussi bien la
grandeur de l’ardeur de la fièvre que le chaud
même. Les inventions des hommes de siècle en
siècle vont de même, la bonté et la malice
du monde en général en est de même. plerumque
gratae principibus vices.
28.
Faiblesse. Toutes les occupations des hommes sont à
avoir du bien et ils ne sauraient avoir de titre pour montrer
qu’ils le possèdent par justice, car ils n’ont
que la fantaisie des hommes, ni force pour le posséder
sûrement. Il en est de même de la science. Car
la maladie l’ôte. Nous sommes incapables et de
vrai et de bien.
29.
Ferox gens nullam esse vitam sine armis rati. Ils aiment
mieux la mort que la paix, les autres aiment mieux la mort
que la guerre. Toute opinion peut être préférable
à la vie, dont l’amour paraît si fort et
si naturel.
30.
On ne choisit pas pour gouverner un vaisseau celui des voyageurs
qui est de la meilleure maison.
31.
Les villes par où on passe on ne se soucie pas d’y
être estimé. Mais quand on y doit demeurer un
peu de temps on s’en soucie. Combien de temps faut-il ?
Un temps proportionné à notre durée vaine
et chétive.
32.
Vanité. Les respects signifient : incommodez-vous.
33.
Ce qui m’étonne le plus est de voir que tout le
monde n’est pas étonné de sa faiblesse.
On agit sérieusement et chacun suit sa condition, non
pas parce qu’il est bon en effet de la suivre, puisque
la mode en est, mais comme si chacun savait certainement où
est la raison et la justice. On se trouve déçu
à toute heure et par une plaisante humilité
on croit que c’est sa faute et non pas celle de l’art
qu’on se vante toujours d’avoir. Mais il est bon
qu’il y ait tant de ces gens-là au monde qui ne
soient pas pyrrhoniens pour la gloire du pyrrhonisme, afin
de montrer que l’homme est bien capable des plus extravagantes
opinions, puisqu’il est capable de croire qu’il
n’est pas dans cette faiblesse naturelle et inévitable,
et de croire, qu’il est au contraire dans la sagesse
naturelle. Rien ne fortifie plus le pyrrhonisme que ce qu’il
y en a qui ne sont point pyrrhoniens. Si tous l’étaient
ils auraient tort.
34.
Cette secte se fortifie par ses ennemis plus que par ses amis,
car la faiblesse de l’homme paraît bien davantage
en ceux qui ne la connaissent pas qu’en ceux qui la connaissent.
35.
Talon de soulier. ô que cela est bien tourné !
Que voilà un habile ouvrier ! Que ce soldat est
hardi ! Voilà la source de nos inclinations et
du choix des conditions. Que celui-là boit bien, que
celui-là boit peu : voilà ce qui fait les
gens sobres et ivrognes, soldats, poltrons, etc.
36.
Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même.
Aussi qui ne la voit, excepté de jeunes gens qui sont
tous dans le bruit, dans le divertissement et dans la pensée
de l’avenir. Mais ôtez leur divertissement vous
les verrez se sécher d’ennui. Ils sentent alors
leur néant sans le connaître, car c’est
bien être malheureux que d’être dans une
tristesse insupportable, aussitôt qu’on est réduit
à se considérer, et à n’en être
point diverti.
37.
Métiers. La douceur de la gloire est si grande qu’à
quelque objet qu’on l’attache, même à
la mort, on l’aime.
38.
Trop et trop peu de vin. Ne lui en donnez pas : il ne
peut trouver la vérité. Donnez-lui en trop :
de même.
39.
Les hommes s’occupent à suivre une balle et un
lièvre : c’est le plaisir même des
rois.
40.
Quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration
par la ressemblance des choses, dont on n’admire point
les originaux !
41.
Deux infinis, milieu. Quand on lit trop vite ou trop doucement
on n’entend rien.
42.
Combien de royaumes nous ignorent !
43.
Peu de chose nous console parce que peu de chose nous afflige.
44.
Imagination. C’est cette partie dominante de l’homme,
cette maîtresse d’erreur et de fausseté,
et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas
toujours, car elle serait règle infaillible de vérité,
si elle l’était infaillible du mensonge. Encore.
Mais étant le plus souvent fausse elle ne donne aucune
marque de sa qualité marquant du même caractère
le vrai et le faux. Je ne parle pas des fous, je parle des
plus sages, et c’est parmi eux que l’imagination
a le grand droit de persuader les hommes. La raison a beau
crier, elle ne peut mettre le prix aux choses. Cette superbe
puissance ennemie de la raison, qui se plaît à
la contrôler et à la dominer, pour montrer combien
elle peut en toutes choses, a établi dans l’homme
une seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux, ses
sains, ses malades, ses riches, ses pauvres. Elle fait croire,
douter, nier la raison. Elle suspend les sens, elle les fait
sentir. Elle a ses fous et ses sages. Et rien ne nous dépite
davantage que de voir qu’elle remplit ses hôtes
d’une satisfaction bien autrement pleine et entière
que la raison. Les habiles par imagination se plaisent tout
autrement à eux-mêmes que les prudents ne se
peuvent raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec
empire, ils disputent avec hardiesse et confiance les autres
avec crainte et défiance et cette gaieté de
visage leur donne souvent l’avantage dans l’opinion
des écoutants, tant les sages imaginaires ont de faveur
auprès des juges de même nature. Elle ne peut
rendre sages les fous mais elle les rend heureux, à
l’envi de la raison qui ne peut rendre ses amis que misérables,
l’une les couvrant de gloire, l’autre de honte.
Qui dispense la réputation, qui donne le respect et
la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux
lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante. Toutes
les richesses de la terre insuffisantes sans son consentement.
Ne diriez-vous pas que ce magistrat dont la vieillesse vénérable
impose le respect à tout un peuple se gouverne par
une raison pure et sublime, et qu’il juge des choses
par leur nature sans s’arrêter à ces vaines
circonstances qui ne blessent que l’imagination des faibles.
Voyez le entrer dans un sermon, où il apporte un zèle
tout dévot renforçant la solidité de
sa raison par l’ardeur de sa charité ; le
voilà prêt à l’ouïr avec un
respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à
paraître, si la nature lui a donné une voix enrouée
et un tour de visage bizarre, que son barbier l’ait mal
rasé, si le hasard l’a encore barbouillé
de surcroît, quelque grandes vérités qu’il
annonce je parie la perte de la gravité de notre sénateur.
Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large
qu’il ne faut, s’il y a au-dessous un précipice,
quoique sa raison le convainque de sa sûreté,
son imagination prévaudra. Plusieurs n’en sauraient
soutenir la pensée sans pâlir et suer. Je ne
veux pas rapporter tous ses effets ; qui ne sait que
la vue des chats, des rats, l’écrasement d’un
charbon, etc. Emportent la raison hors des gonds. Le ton de
voix impose aux plus sages et change un discours et un poème
de force. L’affection ou la haine, changent la justice
de face, et combien un avocat bien payé par avance
trouve (-t-) il plus juste la cause qu’il plaide. Combien
son geste hardi la fait-il paraître meilleure aux juges
dupés par cette apparence. Plaisante raison qu’un
vent manie et à tous sens. Je rapporterais presque
toutes les actions des hommes qui ne branlent presque que
par ses secousses. Car la raison a été obligée
de céder, et la plus sage prend pour ses principes
ceux que l’imagination des hommes a témérairement
introduits en chaque lieu. Nos magistrats ont bien connu ce
mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines dont ils
s’emmaillotent en chaffourés, les palais où
ils jugent, les fleurs de lys, tout cet appareil auguste était
fort nécessaire, et si les médecins n’avaient
des soutanes et des mules, et que les docteurs n’eussent
des bonnets carrés et des robes trop amples de quatre
parties, jamais ils n’auraient dupé le monde qui
ne peut résister à cette montre si authentique.
S’ils avaient la véritable justice, et si les
médecins avaient le vrai art de guérir ils n’auraient
que faire de bonnets carrés. La majesté de ces
sciences serait assez vénérable d’elle-même,
mais n’ayant que des sciences imaginaires il faut qu’ils
prennent ces vains instruments qui frappent l’imagination
à laquelle ils ont affaire et par là en effet
ils s’attirent le respect. Les seuls gens de guerre ne
se sont pas déguisés de la sorte parce qu’en
effet leur part est plus essentielle. Ils s’établissent
par la force, les autres par grimace. C’est ainsi que
nos rois n’ont pas recherché ces déguisements.
Ils ne se sont pas masqués d’habits extraordinaires
pour paraître tels. Mais ils se sont accompagnés
de gardes, de troupes, de balafrés. Ces troupes
armées qui n’ont de mains et de force que pour
eux, les trompettes et les tambours qui marchent au-devant
et ces légions qui les environnent font trembler les
plus fermes. Ils n’ont pas l’habit, seulement ils
ont la force. Il faudrait avoir une raison bien épurée
pour regarder comme un autre homme le grand seigneur environné
dans son superbe sérail de quarante mille janissaires.
Nous ne pouvons pas seulement voir un avocat en soutane et
le bonnet en tête sans une opinion avantageuse de sa
suffisance. L’imagination dispose de tout ; elle
fait la beauté, la justice et le bonheur qui est le
tout du monde. Je voudrais de bon coeur voir le livre italien
dont je ne connais que le titre, qui vaut lui seul bien des
livres, dell’opinone regina del mondo. J’y souscris
sans le connaître, sauf le mal s’il y en a. Voilà
à peu près les effets de cette faculté
trompeuse qui semble nous être donnée exprès
pour nous induire à une erreur nécessaire. Nous
en avons bien d’autres principes. Les impressions anciennes
ne sont pas seules capables de nous abuser, les charmes de
la nouveauté ont le même pouvoir. De là
vient toute la dispute des hommes, qui se reprochent ou de
suivre leurs fausses impressions de l’enfance, ou de
courir témérairement après les nouvelles.
Qui tient le juste milieu qu’il paraisse et qu’il
le prouve. Il n’y a principe, quelque naturel qu’il
puisse être, même depuis l’enfance, fasse
passer pour une fausse impression soit de l’instruction,
soit des sens. Parce, dit-on, que vous avez cru dès
l’enfance qu’un coffre était vide, lorsque
vous n’y voyiez rien, vous avez cru le vide possible.
C’est une illusion de vos sens, fortifiée par
la coutume, qu’il faut que la science corrige. Et les
autres disent, parce qu’on vous a dit dans l’école
qu’il n’y a point de vide on a corrompu votre sens
commun qui le comprenait si nettement avant cette mauvaise
impression, qu’il faut corriger en recourant à
votre première nature. Qui a donc trompé ?
Les sens ou l’instruction. Nous avons un autre principe
d’erreur : les maladies. Elles nous gâtent
le jugement et le sens. Et si les grandes l’altèrent
sensiblement, je ne doute pas que les petites n’y fassent
impression à leur proportion. Notre propre intérêt
est encore un merveilleux instrument pour nous crever les
yeux agréablement. Il n’est pas permis au plus
équitable homme du monde d’être juge en
sa cause. J’en sais qui, pour ne pas tomber dans cet
amour-propre, ont été les plus injustes du monde
à contre-biais. Le moyen sûr de perdre une affaire
toute juste était de la leur faire recommander par
leurs proches parents. La justice et la vérité
sont deux pointes si subtiles que nos instruments sont trop
mousses pour y toucher exactement. S’ils y arrivent ils
en écachent la pointe et appuient tout autour plus
sur le faux que sur le vrai. L’homme n’est qu’un
sujet plein d’erreur naturelle, et ineffaçable
sans la grâce. Rien ne lui montre la vérité.
Tout l’abuse. Ces deux principes de vérité,
la raison et les sens, outre qu’ils manquent chacun de
sincérité, s’abusent réciproquement
l’un l’autre ; les sens abusent la raison par
de fausses apparences. Et cette même piperie qu’ils
apportent à l’âme, ils la reçoivent
d’elle à leur tour ; elle s’en revanche.
Les passions de l’âme les troublent et leur font
des impressions fausses. Ils mentent et se trompent à
l’envi. Mais outre cette erreur qui vient par accident
et par le manque d’intelligence entre ces facultés
hétérogènes... (il faut commencer par
là le chapitre des puissances trompeuses.)
46.
Vanité. La cause et les effets de l’amour. Cléopâtre.
47.
Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous rappelons
le passé ; nous anticipons l’avenir comme
trop lent à venir, comme pour hâter son cours,
ou nous rappelons le passé pour l’arrêter
comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans des
temps qui ne sont point nôtres, et ne pensons point
au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons
à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion
le seul qui subsiste. C’est que le présent d’ordinaire
nous blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu’il
nous afflige, et s’il nous est agréable nous regrettons
de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir
par l’avenir, et pensons à disposer les choses
qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où
nous n’avons aucune assurance d’arriver. Que chacun
examine ses pensées. Il les trouvera toutes occupées
au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons
presque point au présent, et si nous y pensons ce n’est
que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir.
Le présent n’est jamais notre fin. Le passé
et le présent sont nos moyens ; le seul avenir
est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons
de vivre, et nous disposant toujours à être heureux
il est inévitable que nous ne le soyons jamais.
48.
L’esprit de ce souverain juge du monde n’est pas
si indépendant qu’il ne soit sujet à être
troublé par le premier tintamarre qui se fait autour
de lui. Il ne faut pas le bruit d’un canon pour empêcher
ses pensées. Il ne faut que le bruit d’une girouette
ou d’une poulie. Ne vous étonnez point s’il
ne raisonne pas bien à présent une mouche bourdonne
à ses oreilles : c’en est assez pour le rendre
incapable de bon conseil. Si vous voulez qu’il puisse
trouver la vérité chassez cet animal qui tient
sa raison en échec et trouble cette puissante intelligence
qui gouverne les villes et les royaumes. Le plaisant dieu,
que voilà. ô ridicolosissime heroe !
49.
César était trop vieil, ce me semble, pour s’aller
amuser à conquérir le monde. Cet amusement était
bon à Auguste et à Alexandre. C’étaient
des jeunes gens qu’il est difficile d’arrêter,
mais César devait être plus mûr.
50.
Les suisses s’offensent d’être dits gentilshommes
et prouvent leur roture de race pour être jugés
dignes des grands emplois.
51.
Pourquoi me tuez vous à votre avantage ? Je n’ai
point d’armes — et quoi ne demeurez vous pas de
l’autre côté de l’eau ? Mon ami,
si vous demeuriez de ce côté je serais un assassin,
et cela serait injuste de vous tuer de la sorte. Mais puisque
vous demeurez de l’autre côté je suis un
brave et cela est juste.
52.
Le bon sens. Ils sont contraints de dire : vous n’agissez
pas de bonne foi, nous ne dormons pas, etc. Que j’aime
à voir cette superbe raison humiliée et suppliante.
Car ce n’est pas le langage d’un homme, à
qui on dispute son droit, et qui le défend les armes
et la force à la main. Il ne s’amuse pas à
dire qu’on n’agit pas de bonne foi, mais il punit
cette mauvaise foi par la force.
III.
MISERE
53.
Bassesse de l’homme jusqu’à se soumettre
aux bêtes, jusques à les adorer.
54.
Inconstance. Les choses ont diverses qualités et l’âme
diverses inclinations, car rien n’est simple de ce qui
s’offre à l’âme, et l’âme
ne s’offre jamais simple à aucun sujet. De là
vient qu’on pleure et qu’on rit d’une même
chose.
55.
Inconstance. On croit toucher des orgues ordinaires en touchant
l’homme. Ce sont des orgues à la vérité,
mais bizarres, changeantes, variables. ceux qui ne savent
toucher que les ordinaires ne seraient pas d’accord
sur celles-là. Il faut savoir où sont les (touches).
56.
Nous sommes si malheureux que nous ne pouvons prendre plaisir
à une chose qu’à condition de nous fâcher
si elle réussit mal, ce que mille choses peuvent faire
et font à toute heure. (qui) aurait trouvé le
secret de se réjouir du bien sans se fâcher du
mal contraire aurait trouvé le point. C’est le
mouvement perpétuel.
57.
Il n’est pas bon d’être trop libre. Il n’est
pas bon d’avoir toutes les nécessités.
58.
La tyrannie consiste au désir de domination universel
et hors de son ordre. Diverses chambres de forts, de beaux,
de bons esprits, de pieux dont chacun règne chez soi,
non ailleurs. Et quelquefois ils se rencontrent et le fort
et le beau se battent sottement à qui sera le maître
l’un de l’autre, car leur maîtrise est de
divers genre. Ils ne s’entendent pas. Et leur faute est
de vouloir régner partout. Rien ne le peut, non pas
même la force : elle ne fait rien au royaume des
savants, elle n’est maîtresse que des actions extérieures.
Ainsi ces discours sont faux...
58.
Tyrannie. La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce
qu’on ne peut avoir que par une autre. On rend différents
devoirs aux différents mérites, devoir d’amour
à l’agrément, devoir de crainte à
la force, devoir de créance à la science. On
doit rendre ces devoirs-là, on est injuste de les refuser,
et injuste d’en demander d’autres. Ainsi ces discours
sont faux, et tyranniques : je suis beau, donc on doit
me craindre, je suis fort donc on doit m’aimer, je suis...
et c’est de même être faux et tyrannique
de dire : il n’est pas fort, donc je ne l’estimerai
pas, il n’est pas habile, donc je ne le craindrai pas.
59.
Quand il est question de juger si on doit faire la guerre
et tuer tant d’hommes, condamner tant d’espagnols
à la mort, c’est un homme seul qui en juge, et
encore intéressé : ce devrait être
un tiers indifférent.
60.
Sur quoi fondera (-t-) il l’économie du monde
qu’il veut gouverner ? Sera-ce sur le caprice de
chaque particulier ? Quelle confusion ! Sera-ce
sur la justice ? Il l’ignore. Certainement s’il
la connaissait il n’aurait pas établi cette maxime,
la plus générale de toutes celles qui sont parmi
les hommes, que chacun suive les moeurs de son pays. L’éclat
de la véritable équité aurait assujetti
tous les peuples. Et les législateurs n’auraient
pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante,
les fantaisies et les caprices des perses et allemands. On
la verrait plantée par tous les états du monde,
et dans tous les temps, au lieu qu’on ne voit rien de
juste ou d’injuste qui ne change de qualité en
changeant de climat, trois degrés d’élévation
du pôle renversent toute la jurisprudence, un méridien
décide de la vérité. En peu d’années
de possession les lois fondamentales changent, le droit a
ses époques, l’entrée de Saturne au Lion
nous marque l’origine d’un tel crime. Plaisante
justice qu’une rivière borne. Vérité
au deçà des Pyrénées, erreur au
delà. Ils confessent que la justice n’est pas
dans ces coutumes, mais qu’elle réside dans les
lois naturelles communes en tout pays. Certainement ils le
soutiendraient opiniâtrement si la témérité
du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré
au moins une qui fût universelle. Mais la plaisanterie
est telle que le caprice des hommes s’est si bien diversifié
qu’il n’y en a point. Le larcin, l’inceste,
le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place
entre les actions vertueuses. Se peut-il rien de plus plaisant
qu’un homme ait droit de me tuer parce qu’il demeure
au delà de l’eau et que son prince a querelle
contre le mien, quoique je n’en aie aucune avec lui.
Il y a sans doute des lois naturelles, mais cette belle raison
corrompue a tout corrompu. De cette confusion arrive que l’un
dit que l’essence de la justice est l’autorité
du législateur, l’autre la commodité du
souverain, l’autre la coutume présente, et c’est
le plus sûr. Rien suivant la seule raison n’est
juste de soi, tout branle avec le temps. La coutume (est)
toute l’équité, par cette seule raison
qu’elle est reçue. C’est le fondement mystique
de son autorité. Qui la ramènera à son
principe l’anéantit. Rien n’est si fautif
que ces lois qui redressent les fautes. Qui leur obéit
parce qu’elles sont justes, obéit à la
justice qu’il imagine, mais non pas à l’essence
de la loi. Elle est toute ramassée en soi. Elle est
loi et rien davantage. Qui voudra en examiner le motif le
trouvera si faible et si léger que s’il n’est
accoutumé à contempler les prodiges de l’imagination
humaine, il admirera qu’un siècle lui ait tant
acquis de pompe et de révérence. L’art
de fronder, bouleverser les états est d’ébranler
les coutumes établies en sondant jusque dans leur source
pour marquer leur défaut d’autorité et
de justice. Il faut, dit-on, recourir aux lois fondamentales
et primitives de l’état qu’une coutume injuste
a abolies. C’est un jeu sûr pour tout perdre ;
rien ne sera juste à cette balance. Cependant le peuple
prête aisément l’oreille à ces discours,
ils secouent le joug dès qu’ils le reconnaissent,
et les grands en profitent à sa ruine, et à
celle de ces curieux examinateurs des coutumes reçues.
C’est pourquoi le plus sage des législateurs disait
que pour le bien des hommes, il faut souvent les piper, et
un autre bon politique. Il ne faut pas qu’il sente la
vérité de l’usurpation ; elle a été
introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable.
Il faut la faire regarder comme authentique, éternelle
et en cacher le commencement, si on ne veut qu’elle ne
prenne bientôt fin.
61.
Justice. Comme la mode fait l’agrément aussi fait-elle
la justice.
62.
Qui aurait eu l’amitié du roi d’Angleterre,
du roi de Pologne et de la reine de Suède, aurait-il
cru manquer de retraite et d’asile au monde ?
63.
La gloire. L’admiration gâte tout dès l’enfance.
ô que cela est bien dit ! ô qu’il a
bien fait, qu’il est sage, etc. Les enfants de P R auxquels
on ne donne point cet aiguillon d’envie et de gloire
tombent dans la nonchalance.
64.
Mien, tien. Ce chien est à moi, disaient ces pauvres
enfants. C’est là ma place au soleil. Voilà
le commencement et l’image de l’usurpation de toute
la terre.
65.
Diversité. La théologie est une science, mais
en même temps combien est-ce de sciences ? Un homme
est un suppôt, mais si on l’anatomise que sera-ce ?
La tête, le coeur, l’estomac, les veines, chaque
veine, chaque portion de veine, le sang, chaque humeur de
sang. Une ville, une campagne, de loin c’est une ville
et une campagne, mais à mesure qu’on s’approche,
ce sont des maisons, des arbres, des tuiles, des feuilles,
des herbes, des fourmis, des jambes de fourmis, à l’infini.
Tout cela s’enveloppe sous le nom campagne.
66.
Injustice. Il est dangereux de dire au peuple que les lois
ne sont pas justes, car il n’y obéit qu’à
cause qu’il les croit justes. C’est pourquoi il
lui faut dire en même temps qu’il y faut obéir
parce qu’elles sont lois, comme il faut obéir
aux supérieurs non pas parce qu’ils sont justes,
mais parce qu’ils sont supérieurs. Par là
voilà toute sédition prévenue, si on
peut faire entendre cela et que proprement (c’est) la
définition de la justice.
67.
Injustice. La juridiction ne se donne pas pour (le) juridiciant
mais pour le juridicié : il est dangereux de le
dire au peuple, mais le peuple a trop de croyance en vous ;
cela ne lui nuira pas et peut vous servir. Il faut donc le
publier. Vous me devez pâture.
68.
Quand je considère la petite durée de ma vie
absorbée dans l’éternité précédente
et suivante le petit espace que je remplis et même que
je vois abîmé dans l’infinie immensité
des espaces que j’ignore et qui m’ignorent, je m’effraye
et m’étonne de me voir ici plutôt que là,
car il n’y a point de raison pourquoi ici plutôt
que là, pourquoi à présent plutôt
que lors. Qui m’y a mis ? Par l’ordre et la
conduite de qui ce lieu et ce temps a (-t-) il été
destiné à moi ?
69.
Misère. Job et Salomon.
70.
Si notre condition était véritablement heureuse
il ne faudrait pas nous divertir d’y penser. 71.
Contradiction. Orgueil contrepesant toutes les misères,
ou il cache ses misères, ou il les découvre ;
il se glorifie de les connaître.
72.
Il faut se connaître soi-même. Quand cela ne servirait
pas à trouver le vrai cela au moins sert à régler
sa vie, et il n’y a rien de plus juste.
73.
Le sentiment de la fausseté des plaisirs présents
et l’ignorance de la vanité des plaisirs absents
cause l’inconstance.
74.
Injustice. Ils n’ont point trouvé d’autre
moyen de satisfaire leur concupiscence sans faire tort aux
autres. Job et Salomon.
75.
L’ecclésiaste montre que l’homme sans Dieu
est dans l’ignorance de tout et dans un malheur inévitable,
car c’est être malheureux que de vouloir et ne
pouvoir. Or il veut être heureux et assuré de
quelque vérité. Et cependant il ne peut ni savoir
ni ne désirer point de savoir. Il ne peut même
douter.
IV.
ENNUI
77.
Orgueil. Curiosité n’est que vanité. Le
plus souvent on ne veut savoir que pour en parler, autrement
on ne voyagerait pas sur la mer pour ne jamais en rien dire
et pour le seul plaisir de voir, sans espérance d’en
jamais communiquer.
78.
Description de l’homme. Dépendance, désir
d’indépendance, besoins.
79.
L’ennui qu’on a de quitter les occupations où
l’on s’est attaché. Un homme vit avec plaisir
en son ménage ; qu’il voie une femme qui
lui plaise, qu’il joue 5 ou 6 jours avec plaisir, le
voilà misérable s’il retourne à
sa première occupation. Rien n’est plus ordinaire
que cela.
V.
RAISONS DES EFFETS
80.
Le respect est : incommodez-vous. Cela est vain en apparence
mais très juste, car c’est dire : je m’incommoderais
bien si vous en aviez besoin, puisque je le fais bien sans
que cela vous serve, outre que le respect est pour distinguer
les grands. Or si le respect était d’être
en fauteuil on respecterait tout le monde et ainsi on ne distinguerait
pas. Mais étant incommodé on distingue fort
bien.
81.
Les seules règles universelles sont les lois du pays
aux choses ordinaires et la pluralité aux autres. D’où
vient cela ? De la force qui y est. Et de là vient
que les rois qui ont la force d’ailleurs ne suivent pas
la pluralité de leurs ministres. Sans doute l’égalité
des biens est juste mais ne pouvant faire qu’il soit
forcé d’obéir à la justice on a
fait qu’il soit juste d’obéir à la
force. Ne pouvant fortifier la justice on a justifié
la force, afin que le juste et le fort fussent ensemble et
que la paix fût, qui est le souverain bien.
82.
La sagesse nous envoie à l’enfance.
83.
Le monde juge bien des choses, car il est dans l’ignorance
naturelle qui est le vrai siège de l’homme. Les
sciences ont deux extrémités qui se touchent,
la première est la pure ignorance naturelle où
se trouvent tous les hommes en naissant, l’autre extrémité
est celle où arrivent les grandes âmes qui ayant
parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir trouvent qu’ils
ne savent rien et se rencontrent en cette même ignorance
d’où ils étaient partis, mais c’est
une ignorance savante qui se connaît. Ceux d’entre
deux qui sont sortis de l’ignorance naturelle et n’ont
pu arriver à l’autre, ont quelque teinture de
cette science suffisante, et font les entendus. Ceux-là
troublent le monde et jugent mal de tout. Le peuple et les
habiles composent le train du monde ; ceux-là
le méprisent et sont méprisés. Ils jugent
mal de toutes choses, et le monde en juge bien.
85.
La pluralité est la meilleure voie parce qu’elle
est visible et qu’elle a la force pour se faire obéir.
Cependant c’est l’avis des moins habiles. Si l’on
avait pu l’on aurait mis la force entre les mains de
la justice, mais comme la force ne se laisse pas manier comme
on veut parce que c’est une qualité palpable,
au lieu que la justice est une qualité spirituelle
dont on dispose comme on veut. On l’a mise entre les
mains de la force et ainsi on appelle juste ce qu’il
est force d’observer. (De là) vient le droit de
l’épée, car l’épée donne
un véritable droit. Autrement on verrait la violence
d’un côté et la justice de l’autre.
Fin de la 12 provinciale. De là vient l’injustice
de la Fronde, qui élève sa prétendue
justice contre la force. Il n’en est pas de même
dans l’Eglise, car il y a une justice véritable
et nulle violence.
86.
Nous n’en avons plus. Si nous en avions nous ne prendrions
pas pour règle de justice de suivre les moeurs de son
pays. C’est là que ne pouvant trouver le juste
on a trouvé le fort, etc.
87.
Le chancelier est grave et revêtu d’ornements.
Car son poste est faux et non le roi. Il a la force, il n’a
que faire de l’imagination. Les juges, médecins,
etc., n’ont que l’imagination.
88.
C’est l’effet de la force, non de la coutume, car
ceux qui sont capables d’inventer sont rares. Les plus
forts en nombre ne veulent que suivre et refusent la gloire
à ces inventeurs qui la cherchent par leurs inventions
et s’ils s’obstinent à la vouloir obtenir
et mépriser ceux qui n’inventent pas, les autres
leur donneront des noms ridicules, leur donneraient des coups
de bâtons. Qu’on ne se pique donc pas de cette
subtilité, ou qu’on se contente en soi-même.
89.
Raison des effets. Cela est admirable : on ne veut pas
que j’honore un homme vêtu de brocatelle et suivi
de sept ou 8 laquais. Et quoi ! Il me fera donner des
étrivières si je ne le salue. Cet habit c’est
une force. C’est bien de même qu’un cheval
bien enharnaché à l’égard d’un
autre. Montaigne est plaisant de ne pas voir quelle différence
il y a et d’admirer qu’on y en trouve et d’en
demander la raison. De vrai, dit-il, d’où vient,
etc.
90.
Raison des effets. Gradation. Le peuple honore les personnes
de grande naissance, les demi-habiles les méprisent
disant que la naissance n’est pas un avantage de la personne
mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée
du peuple mais par la pensée de derrière. Les
dévots qui ont plus de zèle que de science les
méprisent malgré cette considération
qui les fait honorer par les habiles, parce qu’ils en
jugent par une nouvelle lumière que la piété
leur donne, mais les chrétiens parfaits les honorent
par un(e) autre lumière supérieure. Ainsi se
vont les opinions succédant du pour au contre selon
qu’on a de lumière.
91.
Raison des effets. Il faut avoir une pensée de derrière,
et juger de tout par là, en parlant cependant comme
le peuple.
92.
Raison des effets. Il est donc vrai de dire que tout le monde
est dans l’illusion, car encore que les opinions du peuple
soient saines, elles ne le sont pas dans sa tête, car
il pense que la vérité est où elle n’est
pas. La vérité est bien dans leurs opinions,
mais non pas au point où ils se figurent. Il est vrai
qu’il faut honorer les gentilshommes, mais non pas parce
que la naissance est un avantage effectif, etc.
93.
Raison des effets. Renversement continuel du pour au contre.
Nous avons donc montré que l’homme est vain par
l’estime qu’il fait des choses qui ne sont point
essentielles. Et toutes ces opinions sont détruites.
Nous avons montré ensuite que toutes ces opinions sont
très saines, et qu’ainsi toutes ces vanités
étant très bien fondées, le peuple n’est
pas si vain qu’on dit. Et ainsi nous avons détruit
l’opinion qui détruisait celle du peuple. Mais
il faut détruire maintenant cette dernière proposition
et montrer qu’il demeure toujours vrai que le peuple
est vain, quoique ces opinions soient saines, parce qu’il
n’en sent pas la vérité où elle
est et que la mettant où elle n’est pas, ses opinions
sont toujours très fausses et très mal saines.
94.
Opinions du peuple saines. Le plus grand des maux est les
guerres civiles. Elles sont sûres si on veut récompenser
les mérites, car tous diront qu’ils méritent.
Le mal à craindre d’un sot qui succède
par droit de naissance n’est ni si grand, ni si sûr.
95.
Opinions du peuple saines. être brave n’est pas
trop vain, car c’est montrer qu’un grand nombre
de gens travaillent pour soi. C’est montrer par ses cheveux
qu’on a un valet de chambre, un parfumeur, etc., par
son rabat, le fil, le passement, etc. Or ce n’est pas
une simple superficie, ni un simple harnais d’avoir plusieurs
bras. Plus on a de bras, plus on est fort. être brave
c’est montrer sa force.
96.
Raison des effets. La faiblesse de l’homme est la cause
de tant de beautés qu’on établit, comme
de savoir bien jouer du luth n’est un mal qu’à
cause de notre faiblesse.
97.
Raison des effets. La concupiscence et la force sont les sources
de toutes nos actions. La concupiscence fait les volontaires,
la force les involontaires.
98.
D’où vient qu’un boiteux ne nous irrite pas
et un esprit boiteux nous irrite ? à cause qu’un
boiteux reconnaît que nous allons droit et qu’un
esprit boiteux dit que c’est nous qui boitons. Sans cela
nous en aurions pitié et non colère. Epictète
demande bien plus fortement : pourquoi ne nous fâchons-nous
pas si on dit que nous avons mal à la tête, et
que nous nous fâchons de ce qu’on dit que nous
raisonnons mal ou que nous choisissons mal.
99.
Ce qui cause cela est que nous sommes bien certains que nous
n’avons pas mal à la tête, et que nous ne
sommes pas boiteux, mais nous ne sommes pas si assurés
que nous choisissons le vrai. De sorte que n’en ayant
d’assurance qu’à cause que nous le voyons
de toute notre vue, quand un autre voit de toute sa vue le
contraire, cela nous met en suspens et nous étonne.
Et encore plus quand mille autres se moquent de notre choix,
car il faut préférer nos lumières à
celles de tant d’autres. Et cela est hardi et difficile.
Il n’y a jamais cette contradiction dans les sens touchant
un boiteux. L’homme est ainsi fait qu’à force
de lui dire qu’il est un sot il le croit. Et à
force de se le dire à soi-même on se le fait
croire, car l’homme fait lui seul une conversation intérieure,
qu’il importe de bien régler. Il faut se tenir
en silence autant qu’on peut et ne s’entretenir
que de Dieu qu’on sait être la vérité,
et ainsi on se le persuade à soi-même.
100.
Raison des effets. Epictète. Ceux qui disent :
vous (avez) mal à la tête, ce n’est pas
de même. On est assuré de la santé, et
non pas de la justice, et en effet la sienne était
une niaiserie. Et cependant il la croyait démontrer
en disant ou en notre puissance ou non. Mais il ne s’apercevait
pas qu’il n’est pas en notre pouvoir de régler
le coeur, et il avait tort de le conclure de ce qu’il
y avait des chrétiens.
101.
Le peuple a les opinions très saines. Par exemple.
1.
D’avoir choisi le divertissement, et la chasse plutôt
que la prise. Les demi-savants s’en moquent et triomphent
à montrer là-dessus la folie du monde, mais
par une raison qu’ils ne pénètrent pas.
On a raison :
2.
D’avoir distingué les hommes par le dehors, comme
par la noblesse ou le bien. Le monde triomphe encore à
montrer combien cela est déraisonnable. Mais cela est
très raisonnable. Cannibales se rient d’un enfant
roi.
3.
De s’offenser pour avoir reçu un soufflet ou de
tant désirer la gloire, mais cela est très souhaitable
à cause des autres biens essentiels qui y sont joints.
Et un homme qui a reçu un soufflet sans s’en ressentir
est accablé d’injures et de nécessités.
4.
Travailler pour l’incertain, aller sur mer, passer sur
une planche.
103.
justice, force. Il est juste que ce qui est juste soit
suivi ; il est nécessaire que ce qui est le plus
fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante,
la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force
est contredite, parce qu’il y a toujours des méchants.
La force sans la justice est accusée. Il faut donc
mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire
que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit
juste. La justice est sujette à dispute. La force est
très reconnaissable et sans dispute. Aussi on n’a
pu donner la force à la justice, parce que la force
a contredit la justice et a dit qu’elle était
injuste, et a dit que c’était elle qui était
juste. Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût
fort on a fait que ce qui est fort fût juste.
104.
que la noblesse est un grand avantage qui dès 18
ans met un homme en passe, connu et respecté comme
un autre pourrait avoir mérité à 50 ans.
C’est 30 ans gagnés sans peine.
VI.
GRANDEUR
105.
Si un animal faisait par esprit ce qu’il fait par
instinct, et s’il parlait par esprit ce qu’il parle
par instinct pour la chasse et pour avertir ses camarades
que la proie est trouvée ou perdue, il parlerait bien
aussi pour des choses où il a plus d’affection,
comme pour dire : rongez cette corde qui me blesse et
où je ne puis atteindre.
106.
grandeur. Les raisons des effets marquent la grandeur
de l’homme, d’avoir tiré de la concupiscence
un si bel ordre.
107.
le bec du perroquet qu’il essuie, quoiqu’il
soit net.
108.
qu’est-ce qui sent du plaisir en nous ? Est-ce
la main, est-ce le bras, est-ce la chair, est-ce le sang ?
On verra qu’il faut que ce soit quelque chose d’immatériel.
109.
contre le pyrrhonisme. Nous supposons que tous les conçoivent
de même sorte. Mais nous le supposons bien gratuitement,
car nous n’en avons aucune preuve. Je vois bien qu’on
applique ces mots dans les mêmes occasions, et que toutes
les fois que deux hommes voient un corps changer de place
ils expriment tous deux la vue de ce même objet par
le même mot, en disant l’un et l’autre qu’il
s’est mu, et de cette conformité d’application
on tire une puissante conjecture d’une conformité
d’idée, mais cela n’est pas absolument convainquant
de la dernière conviction quoiqu’il y ait bien
à parier pour l’affirmative, puisqu’on sait
qu’on tire souvent les mêmes conséquences
des suppositions différentes. Cela suffit pour embrouiller
au moins la matière, non que cela éteigne absolument
la clarté naturelle qui nous assure de ces choses.
Les académiciens auraient gagé, mais cela la
ternit et trouble les dogmatistes, à la gloire de la
cabale pyrrhonienne qui consiste à cette ambiguïté
ambiguë, et dans une certaine obscurité douteuse
dont nos doutes ne peuvent ôter toute la clarté,
ni nos lumières naturelles en chasser toutes les ténèbres.
1. La raison.
110.
nous connaissons la vérité non seulement
par la raison mais encore par le coeur. C’est de cette
dernière sorte que nous connaissons les premiers principes
et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a
point de part essaie de les combattre. Les pyrrhoniens, qui
n’ont que cela pour objet, y travaillent inutilement.
Nous savons que nous ne rêvons point. Quelque impuissance
où nous soyons de le prouver par raison, cette impuissance
ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais
non pas l’incertitude de toutes nos connaissances, comme
ils le prétendent. Car l(es) connaissances des premiers
principes : espace, temps, mouvement, nombres, sont aussi
fermes qu’aucune de celles que nos raisonnements nous
donnent et c’est sur ces connaissances du coeur et de
l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie
et qu’elle y fonde tout son discours. Le coeur sent qu’il
y a trois dimensions dans l’espace et que les nombres
sont infinis et la raison démontre ensuite qu’il
n’y a point deux nombres carrés dont l’un
soit double de l’autre. Les principes se sentent, les
propositions se concluent et le tout avec certitude quoique
par différentes voies et il est aussi inutile et aussi
ridicule que la raison demande au coeur des preuves de ses
premiers principes pour vouloir y consentir, qu’il serait
ridicule que le coeur demandât à la raison un
sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre
pour vouloir les recevoir. Cette impuissance ne doit donc
servir qu’à humilier la raison-qui voudrait juger
de tout-mais non pas à combattre notre certitude. Comme
s’il n’y avait que la raison capable de nous instruire,
plût à dieu que nous n’en eussions au contraire
jamais besoin et que nous connussions toutes choses par instinct
et par sentiment, mais la nature nous a refusé ce bien ;
elle ne nous a au contraire donné que très peu
de connaissances de cette sorte ; toutes les autres ne
peuvent être acquis que par raisonnement. Et c’est
pourquoi ceux à qui Dieu a donné la religion
par sentiment de coeur sont bienheureux et bien légitimement
persuadés, mais ceux qui ne l’ont pas nous ne
pouvons la donner que par raisonnement, en attendant que Dieu
la leur donne par sentiment de coeur, sans quoi la foi n’est
qu’humaine et inutile pour le salut.
111.
je puis bien concevoir un homme sans mains, pieds, tête,
car ce n’est que l’expérience qui nous apprend
que la tête est plus nécessaire que les pieds.
Mais je ne puis concevoir l’homme sans pensée.
Ce serait une pierre ou une brute.
112.
instinct et raison, marques de deux natures.
113.
roseau pensant. Ce n’est point de l’espace que
je dois chercher ma dignité, mais c’est du règlement
de ma pensée. Je n’aurai point d’avantage
en possédant des terres. Par l’espace l’univers
me comprend et m’engloutit comme un point : par
la pensée je le comprends.
114.
la grandeur de l’homme est grande en ce qu’il
se connaît misérable ; un arbre ne se connaît
pas misérable. C’est donc être misérable
que de (se) connaître misérable, mais c’est
être grand que de connaître qu’on est misérable.
115.
immatérialité de l’âme. Les philosophes
qui ont dompté leurs passions, quelle matière
l’a pu faire ?
116.
toutes ces misères-là même prouvent
sa grandeur. Ce sont misères de grand seigneur. Misères
d’un roi dépossédé.
117.
la grandeur de l’homme. La grandeur de l’homme
est si visible qu’elle se tire même de sa misère,
car ce qui est nature aux animaux nous l’appelons misère
en l’homme par où nous reconnaissons que sa nature
étant aujourd’hui pareille à celle des
animaux il est déchu d’une meilleure nature qui
lui était propre autrefois. Car qui se trouve malheureux
de n’être pas roi sinon un roi dépossédé.
Trouvait-on Paul Emile malheureux de n’être pas
consul ? Au contraire tout le monde trouvait qu’il
était heureux de l’avoir été, parce
que sa condition n’était pas de l’être
toujours. Mais on trouvait Persée si malheureux de
n’être plus roi, parce que sa condition était
de l’être toujours qu’on trouvait étrange
de ce qu’il supportait la vie. Qui se trouve malheureux
de n’avoir qu’une bouche et qui ne se trouverait
malheureux de n’avoir qu’un oeil ? On ne s’est
peut-être jamais avisé de s’affliger de
n’avoir pas trois yeux, mais on est inconsolable de n’en
point avoir.
118.
grandeur de l’homme dans sa concupiscence même,
d’en avoir su tirer un règlement admirable et
en avoir fait un tableau de charité.
VII.
CONTRARIETES
119.
Contrariétés. Après avoir montré
la bassesse et la grandeur de l’homme. Que l’homme
maintenant s’estime son prix. Qu’il s’aime,
car il y a en lui une nature capable de bien ; mais qu’il
n’aime pas pour cela les bassesses qui y sont. Qu’il
se méprise, parce que cette capacité est vide ;
mais qu’il ne méprise pas pour cela cette capacité
naturelle. Qu’il se haïsse, qu’il s’aime :
il a en lui la capacité de connaître la vérité
et d’être heureux ; mais il n’a point
de vérité, ou constante, ou satisfaisante. Je
voudrais donc porter l’homme à désirer
d’en trouver, à être prêt et dégagé
des passions, pour la suivre où il la trouvera, sachant
combien sa connaissance s’est obscurcie par les passions ;
je voudrais bien qu’il haït en soi la concupiscence
qui le détermine d’elle-même, afin qu’elle
ne l’aveuglât point pour faire son choix, et qu’elle
ne l’arrêtât point quand il aura choisi.
120.
nous sommes si présomptueux que nous voudrions
être connus de toute la terre et même des gens
qui viendront quand nous ne serons plus. Et nous sommes si
vains que l’estime de 5 ou 6 personnes qui nous environnent
nous amuse et nous contente.
121.
il est dangereux de trop faire voir à l’homme
combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer
sa grandeur. Et il est encore dangereux de lui trop faire
voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux
de lui laisser ignorer l’un et l’autre, mais il
est très avantageux de lui représenter l’un
et l’autre. Il ne faut pas que l’homme croie qu’il
est égal aux bêtes, ni aux anges, ni qu’il
ignore l’un et l’autre, mais qu’il sache l’un
et l’autre.
122.
Grandeur et misère. La misère se concluant
de la grandeur et la grandeur de la misère, les uns
ont conclu la misère d’autant plus qu’ils
en ont pris pour preuve la grandeur, et les autres concluant
la grandeur avec d’autant plus de force qu’ils l’ont
conclue de la misère même. Tout ce que les uns
ont pu dire pour montrer la grandeur n’a servi que d’un
argument aux autres pour conclure la misère, puisque
c’est être (d’)autant plus misérable
qu’on est tombé de plus haut, et les autres au
contraire. Ils se sont portés les uns sur les autres,
par un cercle sans fin, étant certain qu’à
mesure que les hommes ont de lumière ils trouvent et
grandeur et misère en l’homme. En un mot l’homme
connaît qu’il est misérable. Il est donc
misérable puisqu’il l’est, mais il est bien
grand puisqu’il le connaît.
123.
contradiction, mépris de notre être, mourir
pour rien, haine de notre être.
124.
contrariétés. L’homme est naturellement
crédule, incrédule, timide, téméraire.
125.
qu’est-ce que nos principes naturels sinon nos principes
accoutumés. Et dans les enfants ceux qu’ils ont
reçu de la coutume de leurs pères comme la chasse
dans les animaux. Une différente coutume en donnera
d’autres principes naturels. Cela se voit par expérience
et s’il y en a d’ineffaçables, à la
coutume. Il y en a aussi de la coutume contre la nature ineffaçables
à la nature et à une seconde coutume. Cela dépend
de la disposition.
126.
les pères craignent que l’amour naturel des
enfants ne s’efface. Quelle est donc cette nature sujette
à être effacée. La coutume est une seconde
nature qui détruit la première. Mais qu’est-ce
que nature ? Pourquoi la coutume n’est-elle pas
naturelle ? J’ai grand peur que cette nature ne
soit elle-même qu’une première coutume,
comme la coutume est une seconde nature.
127.
la nature de l’homme se considère en deux
manières, l’une selon la fin, et alors il est
grand et incomparable ; l’autre selon la multitude,
comme on juge de la nature du cheval et du chien par la multitude,
d’y voir la course et animum arcendi , et alors
l’homme est abject et vil. Et voilà les deux voies
qui en font juger diversement et qui font tant disputer les
philosophes. Car l’un nie la supposition de l’autre.
L’un dit : il n’est point né à
cette fin, car toutes ses actions y répugnent, l’autre
dit : il s’éloigne de la fin quand il fait
ces basses actions.
128.
deux choses instruisent l’homme de toute sa nature :
l’instinct et l’expérience.
129.
Métier. Pensées. Tout est un, tout est divers.
Que de natures en celle de l’homme. Que de vacations.
Et par quel hasard chacun prend d’ordinaire ce qu’il
a ouï estimé. Talon bien tourné.
130.
s’il se vante je l’abaisse. S’il s’abaisse
je le vante. Et le contredis toujours. Jusqu’à
ce qu’il comprenne qu’il est un monstre incompréhensible.
131.
les principales forces des pyrrhoniens, je laisse les
moindres, sont que nous n’avons aucune certitude de la
vérité de ces principes, hors la foi et la révélation,
sinon en (ce) que nous les sentons naturellement en nous.
Or ce sentiment naturel n’est pas une preuve convaincante
de leur vérité, puisque n’y ayant point
de certitude hors la foi, si l’homme est créé
par un dieu bon, par un démon méchant ou à
l’aventure. Il est en doute si ces principes nous sont
donnés ou véritables, ou faux, ou incertains
selon notre origine. De plus que personne n’a d’assurance,
hors de la foi — s’il veille ou s’il dort,
vu que durant le sommeil on croit veiller aussi fermement
que nous faisons. Comme on rêve souvent, qu’on
rêve entassant un songe sur l’autre. Ne se peut-il
faire que cette moitié de la vie n’est elle-même
qu’un songe, sur lequel les autres sont entés,
dont nous nous éveillons à la mort, pendant
laquelle nous avons aussi peu les principes du vrai et du
bien que pendant le sommeil naturel. Tout cet écoulement
du temps, de la vie, et ces divers corps que nous sentons,
ces différentes pensées qui nous y agitent n’étant
peut-être que des illusions pareilles à l’écoulement
du temps et aux vains fantômes de nos songes. On croit
voir les espaces, les figures, les mouvements, on sent couler
le temps, on le mesure, et enfin on agit de même qu’éveillé.
De sorte que la moitié de la vie se passant en sommeil,
par notre propre aveu ou quoi qu’il nous en paraisse.
Nous n’avons aucune idée du vrai, tous nos sentiments
étant alors des illusions. Qui sait si cette autre
moitié de la vie où nous pensons veiller n’est
pas un autre sommeil un peu différent du premier. Voilà
les principales forces de part et d’autre, je laisse
les moindres comme les discours qu’ont fait les pyrrhoniens
contre les impressions de la coutume de l’éducation,
des moeurs des pays, et les autres choses semblables qui quoiqu’elles
entraînent la plus grande partie des hommes communs
qui ne dogmatisent que sur ces vains fondements sont renversés
par le moindre souffle des pyrrhoniens. On n’a qu’à
voir leurs livres ; si l’on n’en est pas assez
persuadé on le deviendra bien vite, et peut-être
trop. Je m’arrête à l’unique fort des
dogmatistes qui est qu’en parlant de bonne foi et sincèrement
on ne peut douter des principes naturels. Contre quoi les
pyrrhoniens opposent, en un mot, l’incertitude de notre
origine qui enferme celle de notre nature. à quoi les
dogmatistes sont encore à répondre depuis que
le monde dure. Voilà la guerre ouverte entre les hommes,
où il faut que chacun prenne parti, et se range nécessairement
ou au dogmatisme ou au pyrrhonisme. Car qui pensera demeurer
neutre sera pyrrhonien par excellence. Cette neutralité
est l’essence de la cabale. Qui n’est pas contre
eux est excellemment pour eux : en quoi paraît
leur avantage. Ils ne sont pas pour eux-mêmes, ils sont
neutres, indifférents, suspendus à tout sans
s’excepter. Que fera donc l’homme en cet état ?
Doutera (-t-) il de tout, doutera (-t-) il s’il veille,
si on le pince, si on le brûle, doutera (-t-) il s’il
doute, doutera (-t-) il s’il est. On n’en peut venir
là, et je mets en fait qu’il n’y a jamais
eu de pyrrhonien effectif parfait. La nature soutient la raison
impuissante et l’empêche d’extravaguer jusqu’à
ce point. Dira (-t-) il donc au contraire qu’il possède
certainement la vérité lui qui, si peu qu’on
le pousse, ne peut en montrer aucun titre et est forcé
de lâcher prise. Quelle chimère est-ce donc que
l’homme ? Quelle nouveauté, quel monstre,
quel chaos, quel sujet de contradictions, quel prodige ?
Juge de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire
du vrai, cloaque d’incertitude et d’erreur, gloire
et rebut de l’univers. Qui démêlera cet
embrouillement ? La nature confond les pyrrhoniens et
la raison confond les dogmatiques. Que deviendrez-vous donc,
ô homme qui cherchez quelle est votre véritable
condition par votre raison naturelle, vous ne pouvez fuir
une de ces sectes ni subsister dans aucune. Connaissez donc,
superbe, quel paradoxe vous êtes à vous-même.
Humiliez-vous raison impuissante ! Taisez-vous nature
imbécile apprenez que l’homme passe infiniment
l’homme et entendez de votre maître votre condition
véritable que vous ignorez. écoutez Dieu. Car
enfin si l’homme n’avait jamais été
corrompu il jouirait dans son innocence et de la vérité
et de la félicité avec assurance. Et si l’homme
n’avait jamais été que corrompu il n’aurait
aucune idée ni de la vérité, ni de la
béatitude. Mais malheureux que nous sommes et plus
que s’il n’y avait point de grandeur dans notre
condition, nous avons une idée du bonheur et nous ne
pouvons y arriver. Nous sentons une image de la vérité
et ne possédons que le mensonge. Incapables d’ignorer
absolument et de savoir certainement, tant il est manifeste
que nous avons été dans un degré de perfection
dont nous sommes malheureusement déchus. Chose étonnante
cependant que le mystère le plus éloigné
de notre connaissance qui est celui de la transmission du
péché soit une chose sans laquelle nous ne pouvons
avoir aucune connaissance de nous-même. Car il est sans
doute qu’il n’y a rien qui choque plus notre raison
que de dire que le péché du premier homme ait
rendu coupables ceux qui étant si éloignés
de cette source semblent incapables d’y participer. Cet
écoulement ne nous paraît pas seulement impossible.
Il nous semble même très injuste car qu’y
a (-t-) il de plus contraire aux règles de notre misérable
justice que de damner éternellement un enfant incapable
de volonté pour un péché où il
paraît avoir si peu de part, qu’il est commis six
mille ans avant qu’il fût en être. Certainement
rien ne nous heurte plus rudement que cette doctrine. Et cependant
sans ce mystère, le plus incompréhensible de
tous nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes.
Le noeud de notre condition prend ses replis et ses tours
dans cet abîme. De sorte que l’homme est plus inconcevable
sans ce mystère, que ce mystère n’est inconcevable
à l’homme.
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