Blaise Pascal Pensées 1 - 2 - 3

I. ORDRE

1. Les psaumes chantés par toute la terre. Qui rend témoignage de Mahomet ? Lui-même. J-C veut que son témoignage ne soit rien. La qualité de témoins fait qu’il faut qu’ils soient toujours, et partout, et misérables. Il est seul.

2. Ordre par dialogues. Que dois-je faire. Je ne vois partout qu’obscurités. Croirai-je que je ne suis rien ? Croirai-je que je suis dieu ?

3. Toutes choses changent et se succèdent. Vous vous trompez, il y a... Et quoi ne dites-vous pas vous-même que le ciel et les oiseaux prouvent Dieu ? Non. Et votre religion ne le dit-elle pas ? Non. Car encore que cela est vrai en un sens pour quelques âmes à qui Dieu donna cette lumière, néanmoins cela est faux à l’égard de la plupart.

4. Lettre pour porter à rechercher Dieu. Et puis le faire chercher chez les philosophes, pyrrhoniens et dogmatistes qui travailleront celui qui le recherche.

5. Ordre. Une lettre d’exhortation à un ami pour le porter à chercher. Et il répondra : mais à quoi me servira de chercher, rien ne paraît. Et lui répondre : ne désespérez pas. Et il répondrait qu’il serait heureux de trouver quelque lumière. Mais que selon cette religion même quand il croirait ainsi cela ne lui servirait de rien. Et qu’ainsi il aime autant ne point chercher. Et à cela lui répondre : la machine.

6. 1 partie. Misère de l’homme sans Dieu. 2 partie. Félicité de l’homme avec Dieu. Autrement 1 part. Que la nature est corrompue, par la nature même. 2 partie. Qu’il y a un réparateur, par l’Ecriture.

7. Lettre qui marque l’utilité des preuves. Par la machine. La foi est différente de la preuve. L’une est humaine et l’autre est un don de Dieu. justus ex fide vivit. c’est de cette foi que Dieu lui-même met dans le coeur, dont la preuve est souvent l’instrument, fides ex auditu, mais cette foi est dans le coeur et fait dire non scio mais credo.

8. Ordre. Voir ce qu’il y a de clair dans tout l’état des juifs et d’incontestable.

9. Dans la lettre de l’injustice peut venir. La plaisanterie des aînés qui ont tout. Mon ami vous êtes né de ce côté de la montagne, il est donc juste que votre aîné ait tout. Pourquoi me tuez-vous ?

10. Les misères de la vie humaine ont fondé tout cela. Comme ils ont vu cela ils ont pris le divertissement.

11. Ordre. Après la lettre qu’on doit chercher Dieu, faire la lettre d’ôter les obstacles qui est le discours de la machine, de préparer la machine, de chercher par raison.

12. Ordre. Les hommes ont mépris pour la religion. Ils en ont haine et peur qu’elle soit vraie. Pour guérir cela il faut commencer par montrer que la religion n’est point contraire à la raison. Vénérable, en donner respect. La rendre ensuite aimable, faire souhaiter aux bons qu’elle fut vraie et puis montrer qu’elle est vraie. Vénérable parce qu’elle a bien connu l’homme. Aimable parce qu’elle promet le vrai bien.

II. VANITE

13. Deux visages semblables, dont aucun ne fait rire en particulier font rire ensemble par leur ressemblance.

14. Les vrais chrétiens obéissent aux folies néanmoins, non pas qu’ils respectent les folies, mais l’ordre de Dieu qui pour la punition des hommes les a asservis à ces folies. omnis creatura subjecta est vanitati liberabitur. ainsi Saint Thomas explique le lieu de Saint Jacques pour la préférence des riches, que s’ils ne le font dans la vue de Dieu ils sortent de l’ordre de la religion.

15. Persée, roi de Macédoine. Paul Emile. On reprochait à Persée de ce qu’il ne se tuait pas.

16. Vanité. Qu’une chose aussi visible qu’est la vanité du monde soit si peu connue, que ce soit une chose étrange et surprenante de dire que c’est une sottise de chercher les grandeurs. Cela est admirable.

17. Inconstance et bizarrerie. Ne vivre que de son travail et régner sur le plus puissant état du monde sont choses très opposées. Elles sont unies dans la personne du grand seigneur des turcs.

18. 751 un bout de capuchon arme 25000 moines.

19. Il a quatre laquais.

20. Il demeure au-delà de l’eau.

21. Si on est trop jeune on ne juge pas bien, trop vieil de même. Si on n’y songe pas assez, si on y songe trop on s’entête et on s’en coiffe. Si on considère son ouvrage incontinent après l’avoir fait on en est encore tout prévenu, si trop longtemps après on (n’)y entre plus. Ainsi les tableaux vus de trop loin et de trop près. Et il n’y a qu’un point indivisible qui soit le véritable lieu. Les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas. La perspective l’assigne dans l’art de la peinture, mais dans la vérité et dans la morale qui l’assignera ?

22. La puissance des mouches, elles gagnent des batailles, empêchent notre âme d’agir, mangent notre corps.

23. Vanité des sciences. La science des choses extérieures ne me consolera pas de l’ignorance de la morale au temps d’affliction, mais la science des moeurs me consolera toujours de l’ignorance des sciences extérieures.

24. Condition de l’homme. Inconstance, ennui, inquiétude.

25. La coutume de voir les rois accompagnés de gardes, de tambours, d’officiers et de toutes les choses qui ploient la machine vers le respect et la terreur fait que leur visage, quand il est quelquefois seul et sans ses accompagnements imprime dans leurs sujets le respect et la terreur parce qu’on ne sépare point dans la pensée leurs personnes d’avec leurs suites qu’on y voit d’ordinaire jointes. Et le monde qui ne sait pas que cet effet vient de cette coutume, croit qu’il vient d’une force naturelle. Et de là viennent ces mots : le caractère de la divinité est empreint sur son visage, etc...

26. La puissance des rois est fondée sur la raison et sur la folie du peuple, et bien plus sur la folie. La plus grande et importante chose du monde a pour fondement la faiblesse. Et ce fondement est admirablement sûr, car il n’y a rien de plus que cela, que le peuple sera faible. Ce qui est fondé sur la saine raison est bien mal fondé, comme l’estime de la sagesse.

27. La nature de l’homme n’est pas d’aller toujours ; elle a ses allées et venues. La fièvre a ses frissons et ses ardeurs. Et le froid montre aussi bien la grandeur de l’ardeur de la fièvre que le chaud même. Les inventions des hommes de siècle en siècle vont de même, la bonté et la malice du monde en général en est de même. plerumque gratae principibus vices.

28. Faiblesse. Toutes les occupations des hommes sont à avoir du bien et ils ne sauraient avoir de titre pour montrer qu’ils le possèdent par justice, car ils n’ont que la fantaisie des hommes, ni force pour le posséder sûrement. Il en est de même de la science. Car la maladie l’ôte. Nous sommes incapables et de vrai et de bien.

29. Ferox gens nullam esse vitam sine armis rati. Ils aiment mieux la mort que la paix, les autres aiment mieux la mort que la guerre. Toute opinion peut être préférable à la vie, dont l’amour paraît si fort et si naturel.

30. On ne choisit pas pour gouverner un vaisseau celui des voyageurs qui est de la meilleure maison.

31. Les villes par où on passe on ne se soucie pas d’y être estimé. Mais quand on y doit demeurer un peu de temps on s’en soucie. Combien de temps faut-il ? Un temps proportionné à notre durée vaine et chétive.

32. Vanité. Les respects signifient : incommodez-vous.

33. Ce qui m’étonne le plus est de voir que tout le monde n’est pas étonné de sa faiblesse. On agit sérieusement et chacun suit sa condition, non pas parce qu’il est bon en effet de la suivre, puisque la mode en est, mais comme si chacun savait certainement où est la raison et la justice. On se trouve déçu à toute heure et par une plaisante humilité on croit que c’est sa faute et non pas celle de l’art qu’on se vante toujours d’avoir. Mais il est bon qu’il y ait tant de ces gens-là au monde qui ne soient pas pyrrhoniens pour la gloire du pyrrhonisme, afin de montrer que l’homme est bien capable des plus extravagantes opinions, puisqu’il est capable de croire qu’il n’est pas dans cette faiblesse naturelle et inévitable, et de croire, qu’il est au contraire dans la sagesse naturelle. Rien ne fortifie plus le pyrrhonisme que ce qu’il y en a qui ne sont point pyrrhoniens. Si tous l’étaient ils auraient tort.

34. Cette secte se fortifie par ses ennemis plus que par ses amis, car la faiblesse de l’homme paraît bien davantage en ceux qui ne la connaissent pas qu’en ceux qui la connaissent.

35. Talon de soulier. ô que cela est bien tourné ! Que voilà un habile ouvrier ! Que ce soldat est hardi ! Voilà la source de nos inclinations et du choix des conditions. Que celui-là boit bien, que celui-là boit peu : voilà ce qui fait les gens sobres et ivrognes, soldats, poltrons, etc.

36. Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. Aussi qui ne la voit, excepté de jeunes gens qui sont tous dans le bruit, dans le divertissement et dans la pensée de l’avenir. Mais ôtez leur divertissement vous les verrez se sécher d’ennui. Ils sentent alors leur néant sans le connaître, car c’est bien être malheureux que d’être dans une tristesse insupportable, aussitôt qu’on est réduit à se considérer, et à n’en être point diverti.

37. Métiers. La douceur de la gloire est si grande qu’à quelque objet qu’on l’attache, même à la mort, on l’aime.

38. Trop et trop peu de vin. Ne lui en donnez pas : il ne peut trouver la vérité. Donnez-lui en trop : de même.

39. Les hommes s’occupent à suivre une balle et un lièvre : c’est le plaisir même des rois.

40. Quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration par la ressemblance des choses, dont on n’admire point les originaux !

41. Deux infinis, milieu. Quand on lit trop vite ou trop doucement on n’entend rien.

42. Combien de royaumes nous ignorent !

43. Peu de chose nous console parce que peu de chose nous afflige.

44. Imagination. C’est cette partie dominante de l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours, car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l’était infaillible du mensonge. Encore. Mais étant le plus souvent fausse elle ne donne aucune marque de sa qualité marquant du même caractère le vrai et le faux. Je ne parle pas des fous, je parle des plus sages, et c’est parmi eux que l’imagination a le grand droit de persuader les hommes. La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses. Cette superbe puissance ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l’homme une seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux, ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres. Elle fait croire, douter, nier la raison. Elle suspend les sens, elle les fait sentir. Elle a ses fous et ses sages. Et rien ne nous dépite davantage que de voir qu’elle remplit ses hôtes d’une satisfaction bien autrement pleine et entière que la raison. Les habiles par imagination se plaisent tout autrement à eux-mêmes que les prudents ne se peuvent raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec empire, ils disputent avec hardiesse et confiance les autres avec crainte et défiance et cette gaieté de visage leur donne souvent l’avantage dans l’opinion des écoutants, tant les sages imaginaires ont de faveur auprès des juges de même nature. Elle ne peut rendre sages les fous mais elle les rend heureux, à l’envi de la raison qui ne peut rendre ses amis que misérables, l’une les couvrant de gloire, l’autre de honte. Qui dispense la réputation, qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante. Toutes les richesses de la terre insuffisantes sans son consentement. Ne diriez-vous pas que ce magistrat dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple se gouverne par une raison pure et sublime, et qu’il juge des choses par leur nature sans s’arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l’imagination des faibles. Voyez le entrer dans un sermon, où il apporte un zèle tout dévot renforçant la solidité de sa raison par l’ardeur de sa charité ; le voilà prêt à l’ouïr avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paraître, si la nature lui a donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l’ait mal rasé, si le hasard l’a encore barbouillé de surcroît, quelque grandes vérités qu’il annonce je parie la perte de la gravité de notre sénateur. Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu’il ne faut, s’il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n’en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer. Je ne veux pas rapporter tous ses effets ; qui ne sait que la vue des chats, des rats, l’écrasement d’un charbon, etc. Emportent la raison hors des gonds. Le ton de voix impose aux plus sages et change un discours et un poème de force. L’affection ou la haine, changent la justice de face, et combien un avocat bien payé par avance trouve (-t-) il plus juste la cause qu’il plaide. Combien son geste hardi la fait-il paraître meilleure aux juges dupés par cette apparence. Plaisante raison qu’un vent manie et à tous sens. Je rapporterais presque toutes les actions des hommes qui ne branlent presque que par ses secousses. Car la raison a été obligée de céder, et la plus sage prend pour ses principes ceux que l’imagination des hommes a témérairement introduits en chaque lieu. Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines dont ils s’emmaillotent en chaffourés, les palais où ils jugent, les fleurs de lys, tout cet appareil auguste était fort nécessaire, et si les médecins n’avaient des soutanes et des mules, et que les docteurs n’eussent des bonnets carrés et des robes trop amples de quatre parties, jamais ils n’auraient dupé le monde qui ne peut résister à cette montre si authentique. S’ils avaient la véritable justice, et si les médecins avaient le vrai art de guérir ils n’auraient que faire de bonnets carrés. La majesté de ces sciences serait assez vénérable d’elle-même, mais n’ayant que des sciences imaginaires il faut qu’ils prennent ces vains instruments qui frappent l’imagination à laquelle ils ont affaire et par là en effet ils s’attirent le respect. Les seuls gens de guerre ne se sont pas déguisés de la sorte parce qu’en effet leur part est plus essentielle. Ils s’établissent par la force, les autres par grimace. C’est ainsi que nos rois n’ont pas recherché ces déguisements. Ils ne se sont pas masqués d’habits extraordinaires pour paraître tels. Mais ils se sont accompagnés de gardes, de troupes, de balafrés. Ces troupes armées qui n’ont de mains et de force que pour eux, les trompettes et les tambours qui marchent au-devant et ces légions qui les environnent font trembler les plus fermes. Ils n’ont pas l’habit, seulement ils ont la force. Il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le grand seigneur environné dans son superbe sérail de quarante mille janissaires. Nous ne pouvons pas seulement voir un avocat en soutane et le bonnet en tête sans une opinion avantageuse de sa suffisance. L’imagination dispose de tout ; elle fait la beauté, la justice et le bonheur qui est le tout du monde. Je voudrais de bon coeur voir le livre italien dont je ne connais que le titre, qui vaut lui seul bien des livres, dell’opinone regina del mondo. J’y souscris sans le connaître, sauf le mal s’il y en a. Voilà à peu près les effets de cette faculté trompeuse qui semble nous être donnée exprès pour nous induire à une erreur nécessaire. Nous en avons bien d’autres principes. Les impressions anciennes ne sont pas seules capables de nous abuser, les charmes de la nouveauté ont le même pouvoir. De là vient toute la dispute des hommes, qui se reprochent ou de suivre leurs fausses impressions de l’enfance, ou de courir témérairement après les nouvelles. Qui tient le juste milieu qu’il paraisse et qu’il le prouve. Il n’y a principe, quelque naturel qu’il puisse être, même depuis l’enfance, fasse passer pour une fausse impression soit de l’instruction, soit des sens. Parce, dit-on, que vous avez cru dès l’enfance qu’un coffre était vide, lorsque vous n’y voyiez rien, vous avez cru le vide possible. C’est une illusion de vos sens, fortifiée par la coutume, qu’il faut que la science corrige. Et les autres disent, parce qu’on vous a dit dans l’école qu’il n’y a point de vide on a corrompu votre sens commun qui le comprenait si nettement avant cette mauvaise impression, qu’il faut corriger en recourant à votre première nature. Qui a donc trompé ? Les sens ou l’instruction. Nous avons un autre principe d’erreur : les maladies. Elles nous gâtent le jugement et le sens. Et si les grandes l’altèrent sensiblement, je ne doute pas que les petites n’y fassent impression à leur proportion. Notre propre intérêt est encore un merveilleux instrument pour nous crever les yeux agréablement. Il n’est pas permis au plus équitable homme du monde d’être juge en sa cause. J’en sais qui, pour ne pas tomber dans cet amour-propre, ont été les plus injustes du monde à contre-biais. Le moyen sûr de perdre une affaire toute juste était de la leur faire recommander par leurs proches parents. La justice et la vérité sont deux pointes si subtiles que nos instruments sont trop mousses pour y toucher exactement. S’ils y arrivent ils en écachent la pointe et appuient tout autour plus sur le faux que sur le vrai. L’homme n’est qu’un sujet plein d’erreur naturelle, et ineffaçable sans la grâce. Rien ne lui montre la vérité. Tout l’abuse. Ces deux principes de vérité, la raison et les sens, outre qu’ils manquent chacun de sincérité, s’abusent réciproquement l’un l’autre ; les sens abusent la raison par de fausses apparences. Et cette même piperie qu’ils apportent à l’âme, ils la reçoivent d’elle à leur tour ; elle s’en revanche. Les passions de l’âme les troublent et leur font des impressions fausses. Ils mentent et se trompent à l’envi. Mais outre cette erreur qui vient par accident et par le manque d’intelligence entre ces facultés hétérogènes... (il faut commencer par là le chapitre des puissances trompeuses.)

46. Vanité. La cause et les effets de l’amour. Cléopâtre.

47. Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous rappelons le passé ; nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans des temps qui ne sont point nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent d’ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu’il nous afflige, et s’il nous est agréable nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver. Que chacun examine ses pensées. Il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin. Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux il est inévitable que nous ne le soyons jamais.

48. L’esprit de ce souverain juge du monde n’est pas si indépendant qu’il ne soit sujet à être troublé par le premier tintamarre qui se fait autour de lui. Il ne faut pas le bruit d’un canon pour empêcher ses pensées. Il ne faut que le bruit d’une girouette ou d’une poulie. Ne vous étonnez point s’il ne raisonne pas bien à présent une mouche bourdonne à ses oreilles : c’en est assez pour le rendre incapable de bon conseil. Si vous voulez qu’il puisse trouver la vérité chassez cet animal qui tient sa raison en échec et trouble cette puissante intelligence qui gouverne les villes et les royaumes. Le plaisant dieu, que voilà. ô ridicolosissime heroe !

49. César était trop vieil, ce me semble, pour s’aller amuser à conquérir le monde. Cet amusement était bon à Auguste et à Alexandre. C’étaient des jeunes gens qu’il est difficile d’arrêter, mais César devait être plus mûr.

50. Les suisses s’offensent d’être dits gentilshommes et prouvent leur roture de race pour être jugés dignes des grands emplois.

51. Pourquoi me tuez vous à votre avantage ? Je n’ai point d’armes — et quoi ne demeurez vous pas de l’autre côté de l’eau ? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté je serais un assassin, et cela serait injuste de vous tuer de la sorte. Mais puisque vous demeurez de l’autre côté je suis un brave et cela est juste.

52. Le bon sens. Ils sont contraints de dire : vous n’agissez pas de bonne foi, nous ne dormons pas, etc. Que j’aime à voir cette superbe raison humiliée et suppliante. Car ce n’est pas le langage d’un homme, à qui on dispute son droit, et qui le défend les armes et la force à la main. Il ne s’amuse pas à dire qu’on n’agit pas de bonne foi, mais il punit cette mauvaise foi par la force.

III. MISERE

53. Bassesse de l’homme jusqu’à se soumettre aux bêtes, jusques à les adorer.

54. Inconstance. Les choses ont diverses qualités et l’âme diverses inclinations, car rien n’est simple de ce qui s’offre à l’âme, et l’âme ne s’offre jamais simple à aucun sujet. De là vient qu’on pleure et qu’on rit d’une même chose.

55. Inconstance. On croit toucher des orgues ordinaires en touchant l’homme. Ce sont des orgues à la vérité, mais bizarres, changeantes, variables. ceux qui ne savent toucher que les ordinaires ne seraient pas d’accord sur celles-là. Il faut savoir où sont les (touches).

56. Nous sommes si malheureux que nous ne pouvons prendre plaisir à une chose qu’à condition de nous fâcher si elle réussit mal, ce que mille choses peuvent faire et font à toute heure. (qui) aurait trouvé le secret de se réjouir du bien sans se fâcher du mal contraire aurait trouvé le point. C’est le mouvement perpétuel.

57. Il n’est pas bon d’être trop libre. Il n’est pas bon d’avoir toutes les nécessités.

58. La tyrannie consiste au désir de domination universel et hors de son ordre. Diverses chambres de forts, de beaux, de bons esprits, de pieux dont chacun règne chez soi, non ailleurs. Et quelquefois ils se rencontrent et le fort et le beau se battent sottement à qui sera le maître l’un de l’autre, car leur maîtrise est de divers genre. Ils ne s’entendent pas. Et leur faute est de vouloir régner partout. Rien ne le peut, non pas même la force : elle ne fait rien au royaume des savants, elle n’est maîtresse que des actions extérieures. Ainsi ces discours sont faux...

58. Tyrannie. La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu’on ne peut avoir que par une autre. On rend différents devoirs aux différents mérites, devoir d’amour à l’agrément, devoir de crainte à la force, devoir de créance à la science. On doit rendre ces devoirs-là, on est injuste de les refuser, et injuste d’en demander d’autres. Ainsi ces discours sont faux, et tyranniques : je suis beau, donc on doit me craindre, je suis fort donc on doit m’aimer, je suis... et c’est de même être faux et tyrannique de dire : il n’est pas fort, donc je ne l’estimerai pas, il n’est pas habile, donc je ne le craindrai pas.

59. Quand il est question de juger si on doit faire la guerre et tuer tant d’hommes, condamner tant d’espagnols à la mort, c’est un homme seul qui en juge, et encore intéressé : ce devrait être un tiers indifférent.

60. Sur quoi fondera (-t-) il l’économie du monde qu’il veut gouverner ? Sera-ce sur le caprice de chaque particulier ? Quelle confusion ! Sera-ce sur la justice ? Il l’ignore. Certainement s’il la connaissait il n’aurait pas établi cette maxime, la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes, que chacun suive les moeurs de son pays. L’éclat de la véritable équité aurait assujetti tous les peuples. Et les législateurs n’auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des perses et allemands. On la verrait plantée par tous les états du monde, et dans tous les temps, au lieu qu’on ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat, trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence, un méridien décide de la vérité. En peu d’années de possession les lois fondamentales changent, le droit a ses époques, l’entrée de Saturne au Lion nous marque l’origine d’un tel crime. Plaisante justice qu’une rivière borne. Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà. Ils confessent que la justice n’est pas dans ces coutumes, mais qu’elle réside dans les lois naturelles communes en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle. Mais la plaisanterie est telle que le caprice des hommes s’est si bien diversifié qu’il n’y en a point. Le larcin, l’inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut-il rien de plus plaisant qu’un homme ait droit de me tuer parce qu’il demeure au delà de l’eau et que son prince a querelle contre le mien, quoique je n’en aie aucune avec lui. Il y a sans doute des lois naturelles, mais cette belle raison corrompue a tout corrompu. De cette confusion arrive que l’un dit que l’essence de la justice est l’autorité du législateur, l’autre la commodité du souverain, l’autre la coutume présente, et c’est le plus sûr. Rien suivant la seule raison n’est juste de soi, tout branle avec le temps. La coutume (est) toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue. C’est le fondement mystique de son autorité. Qui la ramènera à son principe l’anéantit. Rien n’est si fautif que ces lois qui redressent les fautes. Qui leur obéit parce qu’elles sont justes, obéit à la justice qu’il imagine, mais non pas à l’essence de la loi. Elle est toute ramassée en soi. Elle est loi et rien davantage. Qui voudra en examiner le motif le trouvera si faible et si léger que s’il n’est accoutumé à contempler les prodiges de l’imagination humaine, il admirera qu’un siècle lui ait tant acquis de pompe et de révérence. L’art de fronder, bouleverser les états est d’ébranler les coutumes établies en sondant jusque dans leur source pour marquer leur défaut d’autorité et de justice. Il faut, dit-on, recourir aux lois fondamentales et primitives de l’état qu’une coutume injuste a abolies. C’est un jeu sûr pour tout perdre ; rien ne sera juste à cette balance. Cependant le peuple prête aisément l’oreille à ces discours, ils secouent le joug dès qu’ils le reconnaissent, et les grands en profitent à sa ruine, et à celle de ces curieux examinateurs des coutumes reçues. C’est pourquoi le plus sage des législateurs disait que pour le bien des hommes, il faut souvent les piper, et un autre bon politique. Il ne faut pas qu’il sente la vérité de l’usurpation ; elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable. Il faut la faire regarder comme authentique, éternelle et en cacher le commencement, si on ne veut qu’elle ne prenne bientôt fin.

61. Justice. Comme la mode fait l’agrément aussi fait-elle la justice.

62. Qui aurait eu l’amitié du roi d’Angleterre, du roi de Pologne et de la reine de Suède, aurait-il cru manquer de retraite et d’asile au monde ?

63. La gloire. L’admiration gâte tout dès l’enfance. ô que cela est bien dit ! ô qu’il a bien fait, qu’il est sage, etc. Les enfants de P R auxquels on ne donne point cet aiguillon d’envie et de gloire tombent dans la nonchalance.

64. Mien, tien. Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants. C’est là ma place au soleil. Voilà le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre.

65. Diversité. La théologie est une science, mais en même temps combien est-ce de sciences ? Un homme est un suppôt, mais si on l’anatomise que sera-ce ? La tête, le coeur, l’estomac, les veines, chaque veine, chaque portion de veine, le sang, chaque humeur de sang. Une ville, une campagne, de loin c’est une ville et une campagne, mais à mesure qu’on s’approche, ce sont des maisons, des arbres, des tuiles, des feuilles, des herbes, des fourmis, des jambes de fourmis, à l’infini. Tout cela s’enveloppe sous le nom campagne.

66. Injustice. Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n’y obéit qu’à cause qu’il les croit justes. C’est pourquoi il lui faut dire en même temps qu’il y faut obéir parce qu’elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs non pas parce qu’ils sont justes, mais parce qu’ils sont supérieurs. Par là voilà toute sédition prévenue, si on peut faire entendre cela et que proprement (c’est) la définition de la justice.

67. Injustice. La juridiction ne se donne pas pour (le) juridiciant mais pour le juridicié : il est dangereux de le dire au peuple, mais le peuple a trop de croyance en vous ; cela ne lui nuira pas et peut vous servir. Il faut donc le publier. Vous me devez pâture.

68. Quand je considère la petite durée de ma vie absorbée dans l’éternité précédente et suivante le petit espace que je remplis et même que je vois abîmé dans l’infinie immensité des espaces que j’ignore et qui m’ignorent, je m’effraye et m’étonne de me voir ici plutôt que là, car il n’y a point de raison pourquoi ici plutôt que là, pourquoi à présent plutôt que lors. Qui m’y a mis ? Par l’ordre et la conduite de qui ce lieu et ce temps a (-t-) il été destiné à moi ?

69. Misère. Job et Salomon.

70. Si notre condition était véritablement heureuse il ne faudrait pas nous divertir d’y penser. 71. Contradiction. Orgueil contrepesant toutes les misères, ou il cache ses misères, ou il les découvre ; il se glorifie de les connaître.

72. Il faut se connaître soi-même. Quand cela ne servirait pas à trouver le vrai cela au moins sert à régler sa vie, et il n’y a rien de plus juste.

73. Le sentiment de la fausseté des plaisirs présents et l’ignorance de la vanité des plaisirs absents cause l’inconstance.

74. Injustice. Ils n’ont point trouvé d’autre moyen de satisfaire leur concupiscence sans faire tort aux autres. Job et Salomon.

75. L’ecclésiaste montre que l’homme sans Dieu est dans l’ignorance de tout et dans un malheur inévitable, car c’est être malheureux que de vouloir et ne pouvoir. Or il veut être heureux et assuré de quelque vérité. Et cependant il ne peut ni savoir ni ne désirer point de savoir. Il ne peut même douter.

IV. ENNUI

77. Orgueil. Curiosité n’est que vanité. Le plus souvent on ne veut savoir que pour en parler, autrement on ne voyagerait pas sur la mer pour ne jamais en rien dire et pour le seul plaisir de voir, sans espérance d’en jamais communiquer.

78. Description de l’homme. Dépendance, désir d’indépendance, besoins.

79. L’ennui qu’on a de quitter les occupations où l’on s’est attaché. Un homme vit avec plaisir en son ménage ; qu’il voie une femme qui lui plaise, qu’il joue 5 ou 6 jours avec plaisir, le voilà misérable s’il retourne à sa première occupation. Rien n’est plus ordinaire que cela.

V. RAISONS DES EFFETS

80. Le respect est : incommodez-vous. Cela est vain en apparence mais très juste, car c’est dire : je m’incommoderais bien si vous en aviez besoin, puisque je le fais bien sans que cela vous serve, outre que le respect est pour distinguer les grands. Or si le respect était d’être en fauteuil on respecterait tout le monde et ainsi on ne distinguerait pas. Mais étant incommodé on distingue fort bien.

81. Les seules règles universelles sont les lois du pays aux choses ordinaires et la pluralité aux autres. D’où vient cela ? De la force qui y est. Et de là vient que les rois qui ont la force d’ailleurs ne suivent pas la pluralité de leurs ministres. Sans doute l’égalité des biens est juste mais ne pouvant faire qu’il soit forcé d’obéir à la justice on a fait qu’il soit juste d’obéir à la force. Ne pouvant fortifier la justice on a justifié la force, afin que le juste et le fort fussent ensemble et que la paix fût, qui est le souverain bien.

82. La sagesse nous envoie à l’enfance.

83. Le monde juge bien des choses, car il est dans l’ignorance naturelle qui est le vrai siège de l’homme. Les sciences ont deux extrémités qui se touchent, la première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant, l’autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes qui ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir trouvent qu’ils ne savent rien et se rencontrent en cette même ignorance d’où ils étaient partis, mais c’est une ignorance savante qui se connaît. Ceux d’entre deux qui sont sortis de l’ignorance naturelle et n’ont pu arriver à l’autre, ont quelque teinture de cette science suffisante, et font les entendus. Ceux-là troublent le monde et jugent mal de tout. Le peuple et les habiles composent le train du monde ; ceux-là le méprisent et sont méprisés. Ils jugent mal de toutes choses, et le monde en juge bien.

85. La pluralité est la meilleure voie parce qu’elle est visible et qu’elle a la force pour se faire obéir. Cependant c’est l’avis des moins habiles. Si l’on avait pu l’on aurait mis la force entre les mains de la justice, mais comme la force ne se laisse pas manier comme on veut parce que c’est une qualité palpable, au lieu que la justice est une qualité spirituelle dont on dispose comme on veut. On l’a mise entre les mains de la force et ainsi on appelle juste ce qu’il est force d’observer. (De là) vient le droit de l’épée, car l’épée donne un véritable droit. Autrement on verrait la violence d’un côté et la justice de l’autre. Fin de la 12 provinciale. De là vient l’injustice de la Fronde, qui élève sa prétendue justice contre la force. Il n’en est pas de même dans l’Eglise, car il y a une justice véritable et nulle violence.

86. Nous n’en avons plus. Si nous en avions nous ne prendrions pas pour règle de justice de suivre les moeurs de son pays. C’est là que ne pouvant trouver le juste on a trouvé le fort, etc.

87. Le chancelier est grave et revêtu d’ornements. Car son poste est faux et non le roi. Il a la force, il n’a que faire de l’imagination. Les juges, médecins, etc., n’ont que l’imagination.

88. C’est l’effet de la force, non de la coutume, car ceux qui sont capables d’inventer sont rares. Les plus forts en nombre ne veulent que suivre et refusent la gloire à ces inventeurs qui la cherchent par leurs inventions et s’ils s’obstinent à la vouloir obtenir et mépriser ceux qui n’inventent pas, les autres leur donneront des noms ridicules, leur donneraient des coups de bâtons. Qu’on ne se pique donc pas de cette subtilité, ou qu’on se contente en soi-même.

89. Raison des effets. Cela est admirable : on ne veut pas que j’honore un homme vêtu de brocatelle et suivi de sept ou 8 laquais. Et quoi ! Il me fera donner des étrivières si je ne le salue. Cet habit c’est une force. C’est bien de même qu’un cheval bien enharnaché à l’égard d’un autre. Montaigne est plaisant de ne pas voir quelle différence il y a et d’admirer qu’on y en trouve et d’en demander la raison. De vrai, dit-il, d’où vient, etc.

90. Raison des effets. Gradation. Le peuple honore les personnes de grande naissance, les demi-habiles les méprisent disant que la naissance n’est pas un avantage de la personne mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple mais par la pensée de derrière. Les dévots qui ont plus de zèle que de science les méprisent malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles, parce qu’ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne, mais les chrétiens parfaits les honorent par un(e) autre lumière supérieure. Ainsi se vont les opinions succédant du pour au contre selon qu’on a de lumière.

91. Raison des effets. Il faut avoir une pensée de derrière, et juger de tout par là, en parlant cependant comme le peuple.

92. Raison des effets. Il est donc vrai de dire que tout le monde est dans l’illusion, car encore que les opinions du peuple soient saines, elles ne le sont pas dans sa tête, car il pense que la vérité est où elle n’est pas. La vérité est bien dans leurs opinions, mais non pas au point où ils se figurent. Il est vrai qu’il faut honorer les gentilshommes, mais non pas parce que la naissance est un avantage effectif, etc.

93. Raison des effets. Renversement continuel du pour au contre. Nous avons donc montré que l’homme est vain par l’estime qu’il fait des choses qui ne sont point essentielles. Et toutes ces opinions sont détruites. Nous avons montré ensuite que toutes ces opinions sont très saines, et qu’ainsi toutes ces vanités étant très bien fondées, le peuple n’est pas si vain qu’on dit. Et ainsi nous avons détruit l’opinion qui détruisait celle du peuple. Mais il faut détruire maintenant cette dernière proposition et montrer qu’il demeure toujours vrai que le peuple est vain, quoique ces opinions soient saines, parce qu’il n’en sent pas la vérité où elle est et que la mettant où elle n’est pas, ses opinions sont toujours très fausses et très mal saines.

94. Opinions du peuple saines. Le plus grand des maux est les guerres civiles. Elles sont sûres si on veut récompenser les mérites, car tous diront qu’ils méritent. Le mal à craindre d’un sot qui succède par droit de naissance n’est ni si grand, ni si sûr.

95. Opinions du peuple saines. être brave n’est pas trop vain, car c’est montrer qu’un grand nombre de gens travaillent pour soi. C’est montrer par ses cheveux qu’on a un valet de chambre, un parfumeur, etc., par son rabat, le fil, le passement, etc. Or ce n’est pas une simple superficie, ni un simple harnais d’avoir plusieurs bras. Plus on a de bras, plus on est fort. être brave c’est montrer sa force.

96. Raison des effets. La faiblesse de l’homme est la cause de tant de beautés qu’on établit, comme de savoir bien jouer du luth n’est un mal qu’à cause de notre faiblesse.

97. Raison des effets. La concupiscence et la force sont les sources de toutes nos actions. La concupiscence fait les volontaires, la force les involontaires.

98. D’où vient qu’un boiteux ne nous irrite pas et un esprit boiteux nous irrite ? à cause qu’un boiteux reconnaît que nous allons droit et qu’un esprit boiteux dit que c’est nous qui boitons. Sans cela nous en aurions pitié et non colère. Epictète demande bien plus fortement : pourquoi ne nous fâchons-nous pas si on dit que nous avons mal à la tête, et que nous nous fâchons de ce qu’on dit que nous raisonnons mal ou que nous choisissons mal.

99. Ce qui cause cela est que nous sommes bien certains que nous n’avons pas mal à la tête, et que nous ne sommes pas boiteux, mais nous ne sommes pas si assurés que nous choisissons le vrai. De sorte que n’en ayant d’assurance qu’à cause que nous le voyons de toute notre vue, quand un autre voit de toute sa vue le contraire, cela nous met en suspens et nous étonne. Et encore plus quand mille autres se moquent de notre choix, car il faut préférer nos lumières à celles de tant d’autres. Et cela est hardi et difficile. Il n’y a jamais cette contradiction dans les sens touchant un boiteux. L’homme est ainsi fait qu’à force de lui dire qu’il est un sot il le croit. Et à force de se le dire à soi-même on se le fait croire, car l’homme fait lui seul une conversation intérieure, qu’il importe de bien régler. Il faut se tenir en silence autant qu’on peut et ne s’entretenir que de Dieu qu’on sait être la vérité, et ainsi on se le persuade à soi-même.

100. Raison des effets. Epictète. Ceux qui disent : vous (avez) mal à la tête, ce n’est pas de même. On est assuré de la santé, et non pas de la justice, et en effet la sienne était une niaiserie. Et cependant il la croyait démontrer en disant ou en notre puissance ou non. Mais il ne s’apercevait pas qu’il n’est pas en notre pouvoir de régler le coeur, et il avait tort de le conclure de ce qu’il y avait des chrétiens.

101. Le peuple a les opinions très saines. Par exemple.

1. D’avoir choisi le divertissement, et la chasse plutôt que la prise. Les demi-savants s’en moquent et triomphent à montrer là-dessus la folie du monde, mais par une raison qu’ils ne pénètrent pas. On a raison :

2. D’avoir distingué les hommes par le dehors, comme par la noblesse ou le bien. Le monde triomphe encore à montrer combien cela est déraisonnable. Mais cela est très raisonnable. Cannibales se rient d’un enfant roi.

3. De s’offenser pour avoir reçu un soufflet ou de tant désirer la gloire, mais cela est très souhaitable à cause des autres biens essentiels qui y sont joints. Et un homme qui a reçu un soufflet sans s’en ressentir est accablé d’injures et de nécessités.

4. Travailler pour l’incertain, aller sur mer, passer sur une planche.

103. justice, force. Il est juste que ce qui est juste soit suivi ; il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste. La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Aussi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste. Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort on a fait que ce qui est fort fût juste.

104. que la noblesse est un grand avantage qui dès 18 ans met un homme en passe, connu et respecté comme un autre pourrait avoir mérité à 50 ans. C’est 30 ans gagnés sans peine.

VI. GRANDEUR

105. Si un animal faisait par esprit ce qu’il fait par instinct, et s’il parlait par esprit ce qu’il parle par instinct pour la chasse et pour avertir ses camarades que la proie est trouvée ou perdue, il parlerait bien aussi pour des choses où il a plus d’affection, comme pour dire : rongez cette corde qui me blesse et où je ne puis atteindre.

106. grandeur. Les raisons des effets marquent la grandeur de l’homme, d’avoir tiré de la concupiscence un si bel ordre.

107. le bec du perroquet qu’il essuie, quoiqu’il soit net.

108. qu’est-ce qui sent du plaisir en nous ? Est-ce la main, est-ce le bras, est-ce la chair, est-ce le sang ? On verra qu’il faut que ce soit quelque chose d’immatériel.

109. contre le pyrrhonisme. Nous supposons que tous les conçoivent de même sorte. Mais nous le supposons bien gratuitement, car nous n’en avons aucune preuve. Je vois bien qu’on applique ces mots dans les mêmes occasions, et que toutes les fois que deux hommes voient un corps changer de place ils expriment tous deux la vue de ce même objet par le même mot, en disant l’un et l’autre qu’il s’est mu, et de cette conformité d’application on tire une puissante conjecture d’une conformité d’idée, mais cela n’est pas absolument convainquant de la dernière conviction quoiqu’il y ait bien à parier pour l’affirmative, puisqu’on sait qu’on tire souvent les mêmes conséquences des suppositions différentes. Cela suffit pour embrouiller au moins la matière, non que cela éteigne absolument la clarté naturelle qui nous assure de ces choses. Les académiciens auraient gagé, mais cela la ternit et trouble les dogmatistes, à la gloire de la cabale pyrrhonienne qui consiste à cette ambiguïté ambiguë, et dans une certaine obscurité douteuse dont nos doutes ne peuvent ôter toute la clarté, ni nos lumières naturelles en chasser toutes les ténèbres. 1. La raison.

110. nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le coeur. C’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part essaie de les combattre. Les pyrrhoniens, qui n’ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point. Quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison, cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l’incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. Car l(es) connaissances des premiers principes : espace, temps, mouvement, nombres, sont aussi fermes qu’aucune de celles que nos raisonnements nous donnent et c’est sur ces connaissances du coeur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie et qu’elle y fonde tout son discours. Le coeur sent qu’il y a trois dimensions dans l’espace et que les nombres sont infinis et la raison démontre ensuite qu’il n’y a point deux nombres carrés dont l’un soit double de l’autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent et le tout avec certitude quoique par différentes voies et il est aussi inutile et aussi ridicule que la raison demande au coeur des preuves de ses premiers principes pour vouloir y consentir, qu’il serait ridicule que le coeur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre pour vouloir les recevoir. Cette impuissance ne doit donc servir qu’à humilier la raison-qui voudrait juger de tout-mais non pas à combattre notre certitude. Comme s’il n’y avait que la raison capable de nous instruire, plût à dieu que nous n’en eussions au contraire jamais besoin et que nous connussions toutes choses par instinct et par sentiment, mais la nature nous a refusé ce bien ; elle ne nous a au contraire donné que très peu de connaissances de cette sorte ; toutes les autres ne peuvent être acquis que par raisonnement. Et c’est pourquoi ceux à qui Dieu a donné la religion par sentiment de coeur sont bienheureux et bien légitimement persuadés, mais ceux qui ne l’ont pas nous ne pouvons la donner que par raisonnement, en attendant que Dieu la leur donne par sentiment de coeur, sans quoi la foi n’est qu’humaine et inutile pour le salut.

111. je puis bien concevoir un homme sans mains, pieds, tête, car ce n’est que l’expérience qui nous apprend que la tête est plus nécessaire que les pieds. Mais je ne puis concevoir l’homme sans pensée. Ce serait une pierre ou une brute.

112. instinct et raison, marques de deux natures.

113. roseau pensant. Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité, mais c’est du règlement de ma pensée. Je n’aurai point d’avantage en possédant des terres. Par l’espace l’univers me comprend et m’engloutit comme un point : par la pensée je le comprends.

114. la grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable ; un arbre ne se connaît pas misérable. C’est donc être misérable que de (se) connaître misérable, mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable.

115. immatérialité de l’âme. Les philosophes qui ont dompté leurs passions, quelle matière l’a pu faire ?

116. toutes ces misères-là même prouvent sa grandeur. Ce sont misères de grand seigneur. Misères d’un roi dépossédé.

117. la grandeur de l’homme. La grandeur de l’homme est si visible qu’elle se tire même de sa misère, car ce qui est nature aux animaux nous l’appelons misère en l’homme par où nous reconnaissons que sa nature étant aujourd’hui pareille à celle des animaux il est déchu d’une meilleure nature qui lui était propre autrefois. Car qui se trouve malheureux de n’être pas roi sinon un roi dépossédé. Trouvait-on Paul Emile malheureux de n’être pas consul ? Au contraire tout le monde trouvait qu’il était heureux de l’avoir été, parce que sa condition n’était pas de l’être toujours. Mais on trouvait Persée si malheureux de n’être plus roi, parce que sa condition était de l’être toujours qu’on trouvait étrange de ce qu’il supportait la vie. Qui se trouve malheureux de n’avoir qu’une bouche et qui ne se trouverait malheureux de n’avoir qu’un oeil ? On ne s’est peut-être jamais avisé de s’affliger de n’avoir pas trois yeux, mais on est inconsolable de n’en point avoir.

118. grandeur de l’homme dans sa concupiscence même, d’en avoir su tirer un règlement admirable et en avoir fait un tableau de charité.

VII. CONTRARIETES

119. Contrariétés. Après avoir montré la bassesse et la grandeur de l’homme. Que l’homme maintenant s’estime son prix. Qu’il s’aime, car il y a en lui une nature capable de bien ; mais qu’il n’aime pas pour cela les bassesses qui y sont. Qu’il se méprise, parce que cette capacité est vide ; mais qu’il ne méprise pas pour cela cette capacité naturelle. Qu’il se haïsse, qu’il s’aime : il a en lui la capacité de connaître la vérité et d’être heureux ; mais il n’a point de vérité, ou constante, ou satisfaisante. Je voudrais donc porter l’homme à désirer d’en trouver, à être prêt et dégagé des passions, pour la suivre où il la trouvera, sachant combien sa connaissance s’est obscurcie par les passions ; je voudrais bien qu’il haït en soi la concupiscence qui le détermine d’elle-même, afin qu’elle ne l’aveuglât point pour faire son choix, et qu’elle ne l’arrêtât point quand il aura choisi.

120. nous sommes si présomptueux que nous voudrions être connus de toute la terre et même des gens qui viendront quand nous ne serons plus. Et nous sommes si vains que l’estime de 5 ou 6 personnes qui nous environnent nous amuse et nous contente.

121. il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Et il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre, mais il est très avantageux de lui représenter l’un et l’autre. Il ne faut pas que l’homme croie qu’il est égal aux bêtes, ni aux anges, ni qu’il ignore l’un et l’autre, mais qu’il sache l’un et l’autre.

122. Grandeur et misère. La misère se concluant de la grandeur et la grandeur de la misère, les uns ont conclu la misère d’autant plus qu’ils en ont pris pour preuve la grandeur, et les autres concluant la grandeur avec d’autant plus de force qu’ils l’ont conclue de la misère même. Tout ce que les uns ont pu dire pour montrer la grandeur n’a servi que d’un argument aux autres pour conclure la misère, puisque c’est être (d’)autant plus misérable qu’on est tombé de plus haut, et les autres au contraire. Ils se sont portés les uns sur les autres, par un cercle sans fin, étant certain qu’à mesure que les hommes ont de lumière ils trouvent et grandeur et misère en l’homme. En un mot l’homme connaît qu’il est misérable. Il est donc misérable puisqu’il l’est, mais il est bien grand puisqu’il le connaît.

123. contradiction, mépris de notre être, mourir pour rien, haine de notre être.

124. contrariétés. L’homme est naturellement crédule, incrédule, timide, téméraire.

125. qu’est-ce que nos principes naturels sinon nos principes accoutumés. Et dans les enfants ceux qu’ils ont reçu de la coutume de leurs pères comme la chasse dans les animaux. Une différente coutume en donnera d’autres principes naturels. Cela se voit par expérience et s’il y en a d’ineffaçables, à la coutume. Il y en a aussi de la coutume contre la nature ineffaçables à la nature et à une seconde coutume. Cela dépend de la disposition.

126. les pères craignent que l’amour naturel des enfants ne s’efface. Quelle est donc cette nature sujette à être effacée. La coutume est une seconde nature qui détruit la première. Mais qu’est-ce que nature ? Pourquoi la coutume n’est-elle pas naturelle ? J’ai grand peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature.

127. la nature de l’homme se considère en deux manières, l’une selon la fin, et alors il est grand et incomparable ; l’autre selon la multitude, comme on juge de la nature du cheval et du chien par la multitude, d’y voir la course et animum arcendi , et alors l’homme est abject et vil. Et voilà les deux voies qui en font juger diversement et qui font tant disputer les philosophes. Car l’un nie la supposition de l’autre. L’un dit : il n’est point né à cette fin, car toutes ses actions y répugnent, l’autre dit : il s’éloigne de la fin quand il fait ces basses actions.

128. deux choses instruisent l’homme de toute sa nature : l’instinct et l’expérience.

129. Métier. Pensées. Tout est un, tout est divers. Que de natures en celle de l’homme. Que de vacations. Et par quel hasard chacun prend d’ordinaire ce qu’il a ouï estimé. Talon bien tourné.

130. s’il se vante je l’abaisse. S’il s’abaisse je le vante. Et le contredis toujours. Jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est un monstre incompréhensible.

131. les principales forces des pyrrhoniens, je laisse les moindres, sont que nous n’avons aucune certitude de la vérité de ces principes, hors la foi et la révélation, sinon en (ce) que nous les sentons naturellement en nous. Or ce sentiment naturel n’est pas une preuve convaincante de leur vérité, puisque n’y ayant point de certitude hors la foi, si l’homme est créé par un dieu bon, par un démon méchant ou à l’aventure. Il est en doute si ces principes nous sont donnés ou véritables, ou faux, ou incertains selon notre origine. De plus que personne n’a d’assurance, hors de la foi — s’il veille ou s’il dort, vu que durant le sommeil on croit veiller aussi fermement que nous faisons. Comme on rêve souvent, qu’on rêve entassant un songe sur l’autre. Ne se peut-il faire que cette moitié de la vie n’est elle-même qu’un songe, sur lequel les autres sont entés, dont nous nous éveillons à la mort, pendant laquelle nous avons aussi peu les principes du vrai et du bien que pendant le sommeil naturel. Tout cet écoulement du temps, de la vie, et ces divers corps que nous sentons, ces différentes pensées qui nous y agitent n’étant peut-être que des illusions pareilles à l’écoulement du temps et aux vains fantômes de nos songes. On croit voir les espaces, les figures, les mouvements, on sent couler le temps, on le mesure, et enfin on agit de même qu’éveillé. De sorte que la moitié de la vie se passant en sommeil, par notre propre aveu ou quoi qu’il nous en paraisse. Nous n’avons aucune idée du vrai, tous nos sentiments étant alors des illusions. Qui sait si cette autre moitié de la vie où nous pensons veiller n’est pas un autre sommeil un peu différent du premier. Voilà les principales forces de part et d’autre, je laisse les moindres comme les discours qu’ont fait les pyrrhoniens contre les impressions de la coutume de l’éducation, des moeurs des pays, et les autres choses semblables qui quoiqu’elles entraînent la plus grande partie des hommes communs qui ne dogmatisent que sur ces vains fondements sont renversés par le moindre souffle des pyrrhoniens. On n’a qu’à voir leurs livres ; si l’on n’en est pas assez persuadé on le deviendra bien vite, et peut-être trop. Je m’arrête à l’unique fort des dogmatistes qui est qu’en parlant de bonne foi et sincèrement on ne peut douter des principes naturels. Contre quoi les pyrrhoniens opposent, en un mot, l’incertitude de notre origine qui enferme celle de notre nature. à quoi les dogmatistes sont encore à répondre depuis que le monde dure. Voilà la guerre ouverte entre les hommes, où il faut que chacun prenne parti, et se range nécessairement ou au dogmatisme ou au pyrrhonisme. Car qui pensera demeurer neutre sera pyrrhonien par excellence. Cette neutralité est l’essence de la cabale. Qui n’est pas contre eux est excellemment pour eux : en quoi paraît leur avantage. Ils ne sont pas pour eux-mêmes, ils sont neutres, indifférents, suspendus à tout sans s’excepter. Que fera donc l’homme en cet état ? Doutera (-t-) il de tout, doutera (-t-) il s’il veille, si on le pince, si on le brûle, doutera (-t-) il s’il doute, doutera (-t-) il s’il est. On n’en peut venir là, et je mets en fait qu’il n’y a jamais eu de pyrrhonien effectif parfait. La nature soutient la raison impuissante et l’empêche d’extravaguer jusqu’à ce point. Dira (-t-) il donc au contraire qu’il possède certainement la vérité lui qui, si peu qu’on le pousse, ne peut en montrer aucun titre et est forcé de lâcher prise. Quelle chimère est-ce donc que l’homme ? Quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradictions, quel prodige ? Juge de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude et d’erreur, gloire et rebut de l’univers. Qui démêlera cet embrouillement ? La nature confond les pyrrhoniens et la raison confond les dogmatiques. Que deviendrez-vous donc, ô homme qui cherchez quelle est votre véritable condition par votre raison naturelle, vous ne pouvez fuir une de ces sectes ni subsister dans aucune. Connaissez donc, superbe, quel paradoxe vous êtes à vous-même. Humiliez-vous raison impuissante ! Taisez-vous nature imbécile apprenez que l’homme passe infiniment l’homme et entendez de votre maître votre condition véritable que vous ignorez. écoutez Dieu. Car enfin si l’homme n’avait jamais été corrompu il jouirait dans son innocence et de la vérité et de la félicité avec assurance. Et si l’homme n’avait jamais été que corrompu il n’aurait aucune idée ni de la vérité, ni de la béatitude. Mais malheureux que nous sommes et plus que s’il n’y avait point de grandeur dans notre condition, nous avons une idée du bonheur et nous ne pouvons y arriver. Nous sentons une image de la vérité et ne possédons que le mensonge. Incapables d’ignorer absolument et de savoir certainement, tant il est manifeste que nous avons été dans un degré de perfection dont nous sommes malheureusement déchus. Chose étonnante cependant que le mystère le plus éloigné de notre connaissance qui est celui de la transmission du péché soit une chose sans laquelle nous ne pouvons avoir aucune connaissance de nous-même. Car il est sans doute qu’il n’y a rien qui choque plus notre raison que de dire que le péché du premier homme ait rendu coupables ceux qui étant si éloignés de cette source semblent incapables d’y participer. Cet écoulement ne nous paraît pas seulement impossible. Il nous semble même très injuste car qu’y a (-t-) il de plus contraire aux règles de notre misérable justice que de damner éternellement un enfant incapable de volonté pour un péché où il paraît avoir si peu de part, qu’il est commis six mille ans avant qu’il fût en être. Certainement rien ne nous heurte plus rudement que cette doctrine. Et cependant sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes. Le noeud de notre condition prend ses replis et ses tours dans cet abîme. De sorte que l’homme est plus inconcevable sans ce mystère, que ce mystère n’est inconcevable à l’homme.

continua >>>>>

GuidaMacropolis